Depuis notre première rencontre avec Maud Lübeck à la sortie de La Fabrique en 2012, séduits par la grâce un peu fragile et le discret grain de folie de son univers, nous avons pris un grand plaisir à la suivre d’un projet à l’autre et à la retrouver chaque fois en session et en interview. Jusqu’à nous amuser parfois à nous lancer des défis que nous ne suivrons finalement qu’à moitié – si le projet de filmer une vidéo par chanson de l’album Toi non plus a tourné court pour diverses raisons pratiques, nous avons tout de même capturé la moitié des morceaux.
Peu avant les fêtes, nous filmions deux extraits de Divine en piano voix ; à peine l’année commencée, nous prenons rendez-vous dans un café du 18ème pour évoquer la création de cet album. Là où Toi non plus se présentait comme les « chroniques d’une séparation », Divine se propose d’évoquer une rencontre. Pas à la façon d’un voyage tranquille où tout semble idéal, mais de la traversée houleuse d’émotions complexes et parfois contradictoires ; car pour avoir déjà aimé, pour avoir déjà quitté ou été quittée, on sait que les choses ne sont jamais simples, les peurs et la douleur jamais très loin. Tour à tour intimistes ou lyriques, poignantes ou faussement légères, les chansons de Divine détaillent les étapes du chemin qui mène de la possibilité d’une rencontre à son accomplissement.
Cet album a-t-il été conçu dès le départ en relation avec le précédent, comme la deuxième moitié d’un diptyque ?
Oui, complètement. Le fait de revisiter l’album Toi non plus en piano chant a créé une sorte de déclic « pianistique ». J’avais un vrai plaisir à retrouver mon piano, je m’accordais des petits moments de liberté et des débuts de mélodies me venaient. J’avais envie de me remettre à la composition et à l’écriture sans trop savoir où aller, et il y a eu cette fulgurance : et si après la séparation je parlais de la rencontre amoureuse ? C’est ce qui a tout déclenché. J’étais moi-même en train de vivre une rencontre, et du coup l’idée d’aborder l’amour sous une lumière positive, d’explorer l’autre versant amoureux en parlant de la rencontre après avoir parlé de la séparation me plaisait beaucoup.
Tu parles d’un aspect plus positif mais l’album surprend car il ne s’attarde pas seulement sur l’éblouissement de la rencontre amoureuse mais accorde une grande place aux doutes, aux peurs, aux hésitations et autres aspects moins agréables et plus dérangeants de l’amour.
Quand j’ai eu l’idée de parler de la rencontre, j’avais envie d’écrire quelque chose de plutôt lumineux puis je me suis rendu compte que non, une rencontre amoureuse, ça bouleverse, ça remue, surtout quand on sort d’une séparation. Et puis mon inspiration se débloquait et l’écriture allait très vite à partir du moment où j’abordais ces sujets plus profonds, plus « sombres ». C’est finalement devenu une volonté. J’ai scénarisé Divine. J’ai pris le temps de digérer certaines choses pour savoir où j’avais envie d’aller. Je voulais neuf chansons qui explorent ce qui se passe de façon très intime quand on est au bord d’une relation. Il faut s’imaginer un temps suspendu, après le premier regard, où on s’interroge : est-ce que je veux y aller ou pas ? La dernière chanson, « Dernier amour » donne la réponse à cette question. Et au milieu, je développe. La question du pourquoi cette personne et pas une autre dans « Amoureuse » et les peurs qui se réveillent à partir du moment où le cœur se met en route dans « Cardiophonie ».
Tout était donc scénarisé avec une progression précise ?
Oui, je voulais expliquer pourquoi ces peurs. Comment recevoir un mot d’amour quand les personnes qui nous ont dit qu’elles nous aimaient sont parties, comment rentrer dans la vie de quelqu’un quand d’autres nous en ont définitivement sorti, comment revivre ce qui est tant de fois mort. L’idée étant évidement de conclure sur deux morceaux où on entend le désir absolu d’y revenir.
En découvrant ces deux dernières chansons qui partent dans quelque chose de plus lyrique, qui parlent d’une espèce d’absolu et du fait de se donner tout entière à cette relation, on se demande dans quelle mesure les chansons sont écrites avec du recul par rapport aux émotions évoquées, ou si au contraire elles sont ressenties « en temps réel » ? Puisque tout l’album est traversé par le souvenir des relations précédentes, on sait d’expérience que cet absolu ne dure pas forcément…
J’étais vraiment dedans. Je pense que cet album, c’est vraiment de l’autofiction. J’ai retranscrit ce que j’étais moi-même en train de vivre tout en prenant du recul sur mes émotions. Ce que je ressentais devenait une matière. Ce qui m’amuse, c’est que j’ai écrit cet album au bord d’une histoire d’amour, mais qu’aujourd’hui où j’ai franchi le pas, je n’écrirais plus du tout ces chansons, ce sont vraiment les chansons du bord. Aujourd’hui j’écrirais plutôt « Dis-moi que tu m’aimes ». (rires)
« Ne me dis pas » contient cette phrase-clé qui est « Je ne suis pas sortie indemne de mes autres vies », et « L’absente », construite presque comme un flashback, explicite cette phrase, puisque c’est la seule chanson de l’album qui parle d’une relation plus ancienne.
L’idée, c’est d’expliquer pourquoi la peur de se relancer dans une histoire. « L’absente » fait effectivement référence à « mes autres vies ». J’avance, je creuse. D’ailleurs, « À deux » contient des références à Toi non plus, quand je dis « J’ai peur des coupures, des accidents », je fais référence à la chanson « La coupure » de l’album Toi non plus, l’accident fait référence à « Mon amourenboîte », une chanson de La Fabrique.
« À deux » incarne bien les contradictions qui traversent l’album, tu y parles de la peur de recommencer une relation, mais tu dis ensuite : « J’aurais moins peur si j’étais deux ».
Oui, très clairement. Ça me fait bizarre de me retrouver finalement à expliquer comment je fonctionne en amour. En fait cet album est complètement impudique. (rires) Mais c’est dit avec pudeur. C’est un album romantique. Cet amour excessif où l’autre est tout et du coup cette mise en danger explique le « J’y vais, je n’y vais pas, j’ai envie d’y aller, mais non ». « Oui, mais non », c’est ça cet album.
Tu parlais du côté impudique qu’il y a à se dévoiler, est-il difficile à assumer ensuite, une fois qu’il faut jouer les chansons, une fois qu’il faut en parler ?
C’est une fois qu’il faut en parler. Quand je les écris, je n’ai pas du tout l’impression de parler de moi. Je ne me pose aucune question, j’appuie sur un bouton et tout se débloque, tout vient très facilement. Quand je les chante, je n’ai pas non plus l’impression de parler de moi, je les chante pour les autres. Je les donne. Même quand je les écris, j’essaie de rendre le propos plutôt universel. Mais c’est quand j’en parle, surtout avec ce recul (c’est quand même quelque chose que j’ai écrit en 2017), je me rends compte qu’effectivement je parlais de moi, de mes peurs. ça fait bizarre. (rires) Parce que ce n’était pas l’idée.
Sur La Fabrique, il y avait une relative ambiguïté autour du fait que les chansons parlaient d’hommes ou de femmes, et le clip de « Je t’aimais trop » jouait même sur cette ambiguïté. Ici, tout est annoncé clairement dès le titre Divine, presque assumé, y avait-il une volonté derrière ce choix ?
A l’époque de La Fabrique, je faisais en sorte que mes chansons soient le plus neutre possibles pour rester sur quelque chose de très universel, sans non plus me trahir. Mes chansons étaient déjà accordées au féminin mais à l’écrit, ça se lisait mais ne s’entendait pas. Et puis il y a eu tous ces débats au moment du « mariage pour tous »… J’ai été très choquée par tout ce que j’ai entendu, par les débordements homophobes et je n’ai plus voulu participer à cette grande mascarade. L’album Toi non plus, au départ, était neutre. Mais j’ai finalement choisi de chanter le duo avec une femme [La Féline, ndlr] et d’accorder la chanson « Encore » au féminin. Je ne supporte plus l’idée de me cacher, je ne suis pas une criminelle. J’aborde des sujets qui parlent d’amour, alors c’est d’autant plus important de les accorder.
Les relations amoureuses font partie des thèmes les plus récurrents en musique, voire les plus rebattus. Est-il difficile d’apporter quelque chose de nouveau ou de différent sur ce thème ?
Je n’essaie pas d’apporter quelque chose de nouveau. Je sais juste que mon truc, c’est de choisir un thème et de le disséquer, de rentrer à l’intérieur. Finalement pour moi Divine c’est une seule et unique chanson – ça c’est ma cuisine personnelle, parce qu’on peut l’écouter comme on veut – mais pour moi c’est une seule chanson qui s’appellerait « La rencontre », je rentre dedans et j’affine. C’est peut-être ça qui est « nouveau ».
Dans les deux albums, on a l’impression qu’il s’agit moins de raconter une histoire que de prendre une expérience et de la dissocier en différentes humeurs, différents états mentaux…
Oui, je crois qu’il y a ce truc un peu clinique… Est-ce que c’est mon côté psy qui ressort quand c’est comme ça… [Maud est psychologue clinicienne de formation ndlr] Le fait d’analyser, d’explorer des émotions, des états mentaux, de creuser à l’intérieur. Mais c’est une clinique poétique.
Il y avait un peu de ça dans la chanson « Toi non plus », le mot « clinique » m’était venu à propos de cette façon de dissocier les parties du corps.
Pour moi, Divine et Toi non plus sont très proches l’un de l’autre dans leur forme, dans leur écriture, cette volonté d’explorer les émotions.
C’est curieux, mais sur la forme je les trouvais au contraire très différents. Divine a un côté plus classique dans le format des chansons, là où le précédent partait parfois un peu plus dans la recherche formelle, sur des chansons comme « Toi non plus » ou « Je plus rire », un côté plus heurté aussi. Est-ce lié à la différence de thème, la destruction d’un côté, la construction de l’autre ?
Je pense, oui. C’est plus facile d’être lyrique quand on est habité par un sentiment amoureux, quand on va vers la vie, vers la construction d’une histoire. Dans une séparation, tout est coupant, tout est tranchant. Donc je pense que la fluidité des arrangements, des compos sur Divine tient à ça aussi. La musique, pour moi, c’est un peu la B.O. de l’histoire que je raconte, donc il faut qu’elle soit cohérente par rapport à ça.
« Cardiophonie » fait justement penser à une B.O. : c’est le seul instrumental et son thème est un peu plus mystérieux en l’absence de texte.
J’avais envie qu’il y ait une plage qui nous plonge dans le film, qui nous embarque. Je ne me souviens plus de la logique par laquelle je suis passée pour me dire que je voulais une chanson sans mots. Mais pour moi, il y a un moment où c’était une nécessité.
Pour traduire une émotion qui échappe aux mots ?
C’est ça, pour moi la cardiophonie c’est vraiment la musique du cœur et dans le déroulement de l’histoire, c’est le moment où le cœur se met en route, l’émotion, enfin l’amour quoi, cette sorte de vertige.
Et donc, le morceau contient un passage en morse…
Oui. Je ne sais pas si j’ai bien dit ce que je voulais dire d’ailleurs. Je serais curieuse d’avoir la traduction de quelqu’un qui connaît le morse.
Dans une interview récente pour Soul Kitchen, tu expliquais qu’il y avait longtemps que les chansons ne t’étaient pas venues au piano. Ce qui peut surprendre, puisque c’est comme ça qu’on te voit souvent les jouer sur scène, on pourrait s’imaginer qu’elles ont créées ainsi. Sous quelle forme te venaient-elles précédemment ?
A l’origine, elles venaient du piano. Puis, quand je me suis mise à faire de la MAO, j’ai pris l’habitude de composer directement les arrangements, du coup, une chanson pouvait venir d’une ligne de basse, de cordes… Je revenais au piano uniquement pour la scène en revisitant mes chansons en piano voix. Divine, c’est le retour aux origines, au piano. Je suis partie du piano puis j’ai arrangé… C’est la raison pour laquelle le piano est assez central dans l’album.
Dans cette même interview, tu parles du fait que tu as enregistré tout ton album seule, comme les précédents, et tu dis : « J’avance dans une économie où seul ce mode de fonctionnement me permet de faire des disques. » Dans notre première interview de 2012, tu parlais déjà de ta difficulté à trouver un label. As-tu vu une évolution de la situation depuis ? On entend souvent dire que les conditions se durcissent…
Je n’ai pas l’impression que ça se passe mieux. Après, il y aura toujours des personnes qui trouveront les moyens d’enregistrer en studio. Moi, je fonctionne toujours avec la même économie. Et si je n’avais pas cette possibilité de fabriquer mes albums seule chez moi, je pense que mon projet n’existerait pas. La couleur de mon album est beaucoup réfléchie par rapport aux sons de mon ordinateur, et non pas par une volonté de départ. Si j’avais eu les moyens, Divine aurait eu une autre couleur.
C’est un discours qui revient beaucoup quand on s’intéresse à d’autres artistes de cette scène, beaucoup parlent de devoir fonctionner dans la contrainte et devenir créatifs dans la contrainte à cause de cette économie.
Effectivement ce qui est plaisant, c’est que ça rend créatif. Je sais aujourd’hui faire un album seule, chose que je n’aurais peut-être jamais apprise dans une autre économie. Ça m’a permis de progresser, au piano aussi, dans l’idée de devoir imaginer un set où je suis seule pour la scène, c’est une contrainte qui demande d’explorer des endroits qui ne sont pas inintéressants. Au final, je suis très heureuse du résultat.
Est-ce que la contrainte et le défi te stimulent ? Tu disais avoir écrit ton album très vite, en deux ou trois mois…
Ah mais complètement. Je m’étais donné deux, trois mois pour faire l’album. C’était devenu un défi. Et le fait est que j’y suis arrivée. Par exemple ce qui m’amusait c’était de me lever le matin, de me dire « ça y est, j’ai fini un morceau, aujourd’hui j’ai trois jours pour en faire un autre. » Il y a cette magie, je m’assois au piano, je pose mes mains, et là le morceau arrive. En fait je fonctionne à la commande. J’ai besoin d’avoir une commande pour écrire et composer. Je voulais que la conception aille vite car faire un album c’est une chose mais après il y a tout le temps pour réunir les conditions pour le sortir qui est très très long. Et cette immersion avait quelque chose de très grisant.
D’où est venue l’idée de ce clip un peu décalé pour « Ne me dis pas » où tu chantes en karaoké ?
C’était une idée de Robi [qui l’a réalisé ndlr], ce personnage solitaire en total décalage par rapport au karaoké où l’on vient plutôt s’amuser en groupe sur des chansons d’amour. J’aime beaucoup le résultat.
Pour terminer, as-tu des dates de concert à annoncer ?
Je vais faire la première partie de Dominique A le 24 janvier au Théâtre des Lilas, une sieste acoustique est normalement prévue fin février, une release courant février sur Paris, et j’espère une tournée...
Photos (c) Mélanie Fazi