Soudain, face à cet album, on s’étonne que les mots ne viennent pas facilement. On avait pourtant chroniqué White Chalk puis Let England Shake dans un flot spontané de phrases, dans une exaltation confinant à l’euphorie. Manque d’enthousiasme, alors ? Certainement pas. Pas alors qu’on a déjà, ces trois dernières semaines, si souvent fredonné « Medicinals » ou « The Wheel » dans la rue, dans le métro, dans ces lieux du quotidien que la musique sait si bien transformer.
L’envers du mythe
Mais ce nouvel album de PJ Harvey intimide. En plus de nous placer face à face avec notre relation à sa musique (21 ans d’admiration inconditionnelle pour ma part), il nous place face à nos manquements. Notre difficulté, en tant que chroniqueur, à identifier tout ce qui se joue ici, à démêler le fil d’influences multiples pour leur donner leur juste nom. En tant qu’humain, à s’ouvrir aussi pleinement sur le monde qui nous entoure, sur les horreurs qui s’y déroulent loin de nos regards. Et puis en tant qu’artiste, pour peu qu’on crée soi-même, il nous place face à nos propres manques, notre incapacité à s’aventurer si loin, et avec une telle intégrité. Nous revenait récemment cette citation de Courtney Love déclarant en des temps déjà lointains : « The one rock star that makes me know I’m shit is PJ Harvey. ». C’était pourtant avant le choc absolu de White Chalk, le tournant radical de Let England Shake. Face au saisissement que suscite cet album, ces mots prennent, plus que jamais, tout leur sens.
Il y a cinq ans, Let England Shake délaissait les thématiques intimistes des premiers albums pour parler de la guerre (Afghanistan, 14-18) et du sentiment ambigu d’appartenance à un pays (« I live and die through England/It leaves a taste/A bitter one », chantait-elle sur « England »). The Hope Six Demolition Project, qui forme avec lui une sorte de diptyque, est né de trois voyages en compagnie du photographe Seamus Murphy, qui avait mis l’album précédent en images. Afghanistan, Kosovo, et un aspect des États-Unis à des lieues de celui qu’elle explorait dans Stories From The City, Stories From The Sea. Non plus l’exaltation d’un New York débordant de vie, mais l’envers moins reluisant du mythe américain : les quartiers pauvres de Washington qu’on s’apprête à raser pour construire un supermarché (« The Community of Hope »), le parc du National Mall où se réveille soudain la conscience du sort subi par les Indiens d’Amérique (« Medicinals »).
Parmi les ruines
Ces onze chansons se présentent moins comme des manifestes politiques que comme des instantanés : discours rapportés, images choc, collages parfois énigmatiques. Ici, la description des ruines d’un ministère de la défense où un crâne humain côtoie des détritus plus ordinaires (« The Ministry of Defense ») ; là, une famille de réfugiés en train de manger le sabot d’un cheval (« A Line in the Sand »). Si l’album brosse de l’humanité un tableau désespérant, l’album n’est jamais plombant. Le parti-pris original qui donnait son identité à Let England Shake est ici poussé encore plus loin. Les rythmiques, tour à tour tribales ou martiales, sont grisantes, habitées par un souffle puissant. Un sentiment d’incongruité assez jubilatoire nous saisit chaque fois qu’on fredonne les plus entêtants de ces refrains avant de se rappeler le sens de ces mots qu’on chantait en boucle (« They’re gonna put a Walmart here » sur « The Community of Hope »). Il y a une véritable audace à oser un contraste aussi radical entre l’effroi que devraient susciter les mots et la couleur plus chaleureuse dont les pare la musique.
La place centrale accordée aux rythmiques est l’un des trois éléments qui fondent l’identité formelle de cet album. Le son des cuivres, omniprésent, y est tout aussi capital. Le saxophone notamment, instrument mal aimé dans les musiques populaires qui nous intéressent, est utilisé ici d’une manière inventive quand il ne se dédouble pas sur certains morceaux, comme le lancinant « Chain of Keys » auquel il dicte une cadence de procession funéraire. Vers la fin de l’album, il se libère totalement le temps d’un « Ministry of Social Affairs » aux stridences proches du free jazz, auquel il imprime inquiétude et tension. Et quand le saxophone cède brièvement son rôle de lead à la flûte, c’est pour teinter « Near the Memorials to Vietnam and Lincoln » de couleurs psychédéliques voire fantasmagoriques tout droit sorties des années 60 et nous entraîner ailleurs, comme sur les pas du joueur de flûte de Hamelin.
Le fil d’une vie
Plus surprenant encore, il y a les voix. À celle de PJ Harvey, qui s’aventure depuis White Chalk sur des terrains nouveaux, répond un chœur masculin où l’on croise d’autres timbres et noms familiers : Mick Harvey, les producteurs John Parish et Flood, le batteur Jean-Marc Butty, ou encore James Johnston et Terry Edwards de Gallon Drunk. Sur « The Ministry of Defense », s’y ajoute celle d’un invité de marque, le poète dub engagé Linton Kwesi Johnson qu’on ne s’étonne finalement pas de retrouver ici. Plus encore que sur Let England Shake, le chant est choral : on n’est désormais plus dans l’introspection mais dans un témoignage porté sur le monde, où le regard de PJ Harvey, sa subjectivité, se fondent dans une expérience universelle. Parfois, sa voix émerge à peine au milieu des autres (« The Orange Monkey »). À l’instar des rythmiques, le chant se nourrit parfois d’autres cultures, évoquant ici le gospel, là les negro spirituals sur un « River Anacostia » à l’apaisement sublime, pause bienvenue au cœur du tumulte. Il nous semble y entendre l’écho de « The River », sur Is This Desire, où l’on se purifiait des douleurs du monde au cœur d’autres eaux.
Ce qui épate à ce point sur cet album, ce n’est pas tant la musique elle-même, malgré l’originalité du parti-pris ; c’est de mesurer le chemin parcouru depuis Dry il y a 24 ans. Ce que PJ Harvey nous offre un album après l’autre, c’est un peu de sa propre histoire, le reflet des étapes d’une vie. Depuis 1992, on regarde mûrir l’artiste en même temps qu’on devine, derrière la musique, l’évolution de la personne. On n’est jamais, dans le fil d’une vie, le même individu en continu, et c’est ce que ses albums illustrent de la plus belle des manières : chacun est le reflet d’une étape, d’un moment et de l’état d’esprit qui l’accompagne. Le plus beau peut-être, dans la carrière sans faille et sans pareille de PJ Harvey, c’est d’écouter sa musique grandir avec elle.