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publié par Mélanie Fazi le 11/05/15
White Crocodile - "On se sent de partout et de nulle part"

Quelques jours après la release party de l’album de White Crocodile à la Boule Noire, un de ces concerts électriques et euphorisants dont le groupe a le secret, l’envie d’une interview naquit comme une évidence à l’écoute de The Stranger. On se rendit compte qu’on avait lu beaucoup de chroniques de cet album (enthousiastes, à juste titre), mais aucune interview. L’univers du groupe, mais aussi son histoire et son parcours, s’y prêtaient pourtant parfaitement et suscitaient chez nous une vraie curiosité. L’idée fut aussitôt lancée et le rendez-vous pris.

C’est ainsi qu’un matin, on traverse Paris pour rencontrer Julie Biereye chez elle. L’endroit lui ressemble, sans grande surprise : accueillant, bigarré, décoré de tout un assortiment de bibelots, d’affiches et de dessins qui lui donne « un côté roulotte », comme elle le dira elle-même. On s’installe dans un sous-sol qui sert de local de répétitions – l’accordéon rouge de Julie sommeille dans un coin en compagnie d’une batterie. On s’entretient trois bons quarts d’heure avec une Julie toujours aussi chaleureuse et pétillante, qui s’anime lorsqu’elle nous parle de son enfance itinérante, qui rit même lorsqu’elle évoque les galères insensées qui ont précédé la naissance de cet album. On en ressort avec, plus que jamais, l’envie d’ouvrir cet espace de parole, aussi modeste soit-il, à des artistes de talent encore trop méconnus, et de rappeler quelques vérités sur la difficulté à vivre aujourd’hui de sa création.

Peux-tu tout d’abord nous parler de ton parcours ? Tu es née dans une famille du théâtre et tu as grandi sur les routes ?

C’est une troupe qui s’appelle Footsbarn Travelling Theatre, qui a commencé en Cornouailles dans le Sud-Ouest de l’Angleterre, et ce sont des gens qui ont décidé dans les années 70 qu’ils voulaient créer un mouvement artistique théâtral différent des autres, quelque chose qui bougerait, qui irait partout chez les gens. Ils ont commencé à voyager dans toute l’Angleterre. C’était vraiment dans le style Monty Python avec beaucoup de comédie et d’humour, et puis c’étaient des fous... Ils ont décidé petit à petit d’avoir un chapiteau, des caravanes, on avait un peu plus d’argent qui rentrait, et évidemment il y avait toujours les familles là-dedans. Après, ils ont décidé de créer une école pour nous. On est devenus comme un village/famille itinérant qui était complètement indépendant et qui pouvait exister partout. On avait nos spectacles pour gagner notre vie, l’école dans un bus pour l’éducation des enfants. Ensuite, on a quitté l’Angleterre, j’avais deux ans. C’est Avignon qui a acheté le spectacle, qui du coup a cartonné, et puis c’est parti dans le monde entier. On a vraiment fait le tour du monde comme ça, en camion et caravane.

Vous êtes allés en Australie notamment ?

Oui, on a fait deux ans de tournée en Australie. À l’époque on était encore vraiment pauvres, on avait des camions et caravanes tout cassés, et en arrivant en Australie, ils nous ont prêté d’énormes caravanes, camions, chapiteaux pendant deux ans. Et on a fait le tour de toute l’Australie, c’était incroyable. On est allés dans des endroits sacrés qui sont normalement encore assez protégés pour les Aborigènes. Ils se sont mis à jouer avec nous sur scène, ils nous ont emmenés dans leurs lieux secrets… Et moi j’étais complètement libre, pieds nus, pendant deux ans, à vivre quelque chose de sublime. Les voyages étaient parfois très longs donc on traversait tout le paysage. La photo de moi qui est dans l’album, c’était en Australie. Ça, c’est ce qu’on vivait tous les jours : tu t’arrêtes, tu t’adaptes, tu cuisines où tu es, tu fais un feu pour cuisiner, et puis tu rêves. Et tu fais de la musique autour de ça, aussi.

Donc voilà, c’est un peu le parcours de ma famille. C’est vrai, on a vécu le rêve de nos parents, ils nous ont fait grandir totalement en dehors d’un système. C’est génial, et en même temps tu es quand même très coupé du système. Comment te démerder après quand tu quittes cette vie-là ? Ça, c’est très compliqué. Mais tu ne le sais pas tant que tu ne pars pas, parce que tu es tout le temps dans cette sorte de rêve, de vie complètement libre. Et quand on en sort, on a une claque monstrueusement violente.

Tu en es sortie quand, justement ?

À l’âge de vingt-sept ans, tu imagines ? Donc ce n’est pas juste mon enfance. Et c’est à Paris que je suis arrivée. Le choc a été très brutal. Mais bon, grâce à ça, tu construis quelque chose, White Crocodile est construit de ça. Tout changement a quelque chose de génial. Mais parfois, ça se fait avec violence.

Le thème du voyage et de l’errance revient beaucoup dans vos paroles.

Oui, parce que c’est toute ma vie. Après, il y a aussi le côté très citadine qui arrive, c’est vraiment l’arrivée dans la ville : « Big City », The Stranger aussi, l’étranger qui vient d’ailleurs, tu as les deux. C’est vrai que cet album a vraiment été créé à Paris, dans la ville, mais il vient aussi d’ailleurs.

« Big City » est une des chansons marquantes de cet album. Elle se distingue du reste par sa tonalité plus dure, mais en même temps elle paraît y occuper une place centrale. La pochette de l’album y fait allusion, et elle a été l’une de vos de premiers morceaux à bénéficier d’un clip.

Oui, complètement. Elle était sur le EP et on s’est dit que c’était essentiel qu’elle soit sur l’album, parce que, comme tu dis, elle est un peu au centre de l’album pour moi. La pochette représente ce vacarme, ce bordel de bruit, de gens, de foule, de stress, de solitude, de rencontres, et l’arrivée de l’étranger qui débarque, perdu dans cette ville. Et aussi toute l’histoire qu’on a créée autour du crocodile blanc, qui vient des égouts de Paris et qui revient à la surface dans la peinture de Troy Henriksen. Je l’emmène, je l’embarque avec moi et on traverse cette ville.

En arrivant à Paris, comment t’es-tu retrouvée à faire de la musique ?

La musique a toujours existé dans la troupe, c’étaient des spectacles très visuels, très musicaux, parce qu’on jouait dans plein de pays où on ne parlait pas forcément tous le même langage. Donc la musique commence déjà par ma petite enfance. Mon beau-père est musicien, donc on jouait dans les fêtes autour du feu, et mes parents jouaient beaucoup tous les deux, j’ai été bercée par tout ça. Et puis j’ai commencé à 18 ans à aller chanter toute seule dans la rue avec l’accordéon. J’adorais ce rapport direct : tu joues, tu gagnes ton argent et tu le dépenses. Et puis le fait aussi de choper des gens qui n’ont pas prévu de te voir, qui ont tous une histoire, un but, qui vont quelque part et qui passent devant toi, qui s’arrêtent ou pas, ce moment où tu vas construire quelque chose, créer un moment… J’adorais ça. J’ai commencé comme ça à Bordeaux et j’ai rencontré des gens dans la rue, comme Guillaume Becker qui est un artiste que j’adore, qui fait des trucs incroyables. Et avec mon beau-frère qui est colombien et mon copain de l’époque, j’ai commencé comme ça.

Donc quand je suis arrivée à Paris, j’ai retrouvé Guillaume Becker, j’ai rencontré d’autres gens… Je ne sais pas, ce sont les rencontres, ça s’est fait comme ça. J’ai tout de suite reformé un groupe de musique mais c’était beaucoup plus « musiques du monde ». Enfin c’était un bordel de toutes les influences… C’est moi, quoi, un mélange d’influences pas possible. Il y avait des choses tziganes, yiddish, russes, polonaises, irlandaises, anglaises, allemandes, françaises… Et puis tout doucement les choses se sont formées, ça devenait de plus en plus rock. C’est aussi quelque chose dans quoi j’ai baigné. Tu as toutes ces influences, et après ça se recentre pour aller plutôt dans une direction.

Même dans votre musique actuelle qui est effectivement plus rock, il y a tout un mélange d’influences : des choses qui viennent du cabaret, d’autres du blues, beaucoup de mélanges… Et même de l’accordéon, qui est assez rare dans le rock.

Oui, c’est ça. (éclate de rire) C’est bizarre, parce que j’ai un côté « la punkette anglaise », et en même temps la manouche avec son accordéon. En fait, je suis tous ces gens-là. Moi-même, je suis un mélange pas possible, je ne comprends même pas d’où je viens, donc forcément, ça va se ressentir dans la musique.

En fait, l’écriture a vraiment commencé avec mon beau-père – enfin je n’aime pas l’appeler mon beau-père, c’est mon papa numéro deux. Il m’a vraiment donné le goût de l’écriture. Mais comme je ne suis pas du tout quelqu’un de scolaire, parce que j’ai appris l’école dans un bus où je n’ai pas appris grand-chose, le rapport était un peu violent au début. Et après, tu t’en fous, tu écris comme tu ressens. Je n’arrive pas à dire : OK, là je m’assois et je vais écrire une chanson. Il faut que ça vienne d’un cri, d’un besoin, de quelque chose d’urgent que j’ai besoin tout à coup d’exprimer. Lui m’a vraiment donné le goût d’écrire, et ensuite j’ai eu envie que les musiciens aussi composent sur les textes. On discutait du style, de la direction où on voulait aller, je les laissais vraiment proposer des choses sur les textes, et après on se réunissait tous et on construisait les arrangements du morceau. C’est extrêmement ouvert par rapport à ça, White Crocodile.

Par rapport à ce mélange d’influences dont on parlait, l’histoire du groupe est intéressante aussi. Tu es anglaise mais as grandi sur les routes, Jeff Hallam est américain mais a vécu au Japon puis en France, Erik Maunoury est d’origine suédoise et française, et Julien Omé est français.

Oui, c’est drôle. Jeff, la rencontre est géniale. Je l’ai vu sur scène au Studio de l’Ermitage avec Csaba Palotaï, qui a passé un moment avec nous aussi. Je les ai vus jouer avec Zsuzsanna Varkonyi et je me suis dit « Waouh, ils jouent trop bien », et puis il y avait leur énergie aussi. Je suis allée les voir après pour dire « Je fais un groupe, je cherche des musiciens », mais très naïvement, je ne savais même pas qui ils étaient... Et puis ils ont écouté ce que je faisais, ils ont aimé et ils ont eu envie de participer à cette aventure. Jeff est resté quand même trois ans, il est resté un bon moment. On est anglophones tous les deux, donc c’était déjà l’éclate de se parler dans la même langue, de partager le même humour, tous ces trucs-là, et musicalement aussi il a beaucoup apporté. C’est une super belle rencontre.

Erik, c’est vraiment le premier du groupe, celui qui est là depuis le plus longtemps, super fidèle, toujours là. Julien, c’était le dernier arrivé. Il a un jeu de guitare magnifique, qui a quelque chose en commun avec Csaba d’ailleurs. C’était drôle parce que Csaba était là avant Julien, et Julien a remplacé Csaba, et maintenant, ils se remplacent tous les deux sur des projets.

Dans la vidéo sur les coulisses de l’album, Jeff disait que bien que vous soyez tous deux anglophones, vous ne parlez pas la même langue.

Lui est américain et s’il faut dire que je suis quelque chose, je suis anglaise. Donc il y a une culture différente, je crois que c’est ce qu’il veut dire. On parle la même langue, et en même temps on ne parle pas la même langue. L’Amérique, ce n’est pas l’Angleterre. Toutes ces rencontres sont géniales, et tout ça s’est fait ici, à Paris, dans cette grande ville. Après, il y a tous les plasticiens, Laurent Aspesberro qui fait les vidéos, les photos, les clips, il y a vraiment un monde qu’on a créé, de fantaisie et d’imagination, les plasticiens qui ont fait les accessoires que tu as vus sur scène, les masques… Ce ne sont que des belles rencontres, et quelque part, on a un bout de chemin à faire ensemble dans notre vie.

Finalement, ça revient à créer une autre famille, une autre troupe.

Je pense que je le fais naturellement tout le temps. Je suis quelqu’un qui vient d’une troupe, je ne suis pas très solitaire, j’ai besoin des gens, besoin de donner mon énergie, de la partager et de réunir les énergies des autres. Je suis une meneuse quelque part, j’aime emmener les gens dans des histoires, dans des aventures humaines, artistiques. Donc je m’entoure tout le temps. J’ai toujours fait ça, et d’avoir quitté la troupe, je crois que tu en gardes la nostalgie. Donc je pense que je vais toujours recréer ça où que je sois. D’ailleurs, même quand je vais quelque part, je le crée humainement, je vais rencontrer des gens, lier très vite des amitiés très fortes et créer un groupe de personnes.

Quel est ton rapport à l’anglais et au français ? Tu écris des chansons dans les deux langues, parfois les deux en même temps comme sur « The Walker », et « Je t’aime l’amour » a existé en deux versions.

C’est parce que je parle les deux tout le temps, donc je change d’une langue à l’autre. Déjà, dans ma vie de tous les jours, je parle plusieurs langues, l’allemand, l’anglais, le français, l’espagnol je me débrouille… Du coup ça me paraissait naturel, c’est venu comme ça. Il y a même une chanson, « Shooting Star », qui n’est pas sur l’album, que j’ai faite en trois langues : allemand, français, anglais. Sur « The Walker », on s’était amusés en plus à créer des rimes avec l’anglais et le français à la fin des couplets.

« Je t’aime l’amour », c’est une chanson particulière parce qu’elle n’est pas de nous. C’est une rencontre qu’on a faite en Angleterre. D’ailleurs il nous suit à chaque fois, il était encore à la Boule Noire, c’est vraiment un fan. C’est une très belle rencontre. On était allés boire des verres dans un pub, on jouait à côté le soir d’après, c’était « open mic » donc tous les gens du coin pouvaient chanter une chanson. Il nous a entendus chanter et il est venu nous proposer ce morceau. Ça s’est fait très spontanément devant un pub, j’ai enregistré la chanson et puis on a dit « OK, on va la jouer sur scène ». Et c’est ce qu’on a fait, on l’a embarquée avec nous et puis on l’a transformée, on lui a donné aussi une autre vie. Après, je l’ai traduite en français, mais finalement on est revenus à la version anglaise en gardant juste le refrain « Je t’aime l’amour ». Il y a « Where’s The Money » qui est en français avec le refrain en anglais, et « Les Avions » aussi.

Ce qui surprend sur « The Walker », c’est justement cette idée de faire rimer les deux langues.

Oui, on a fait ça avec Pascal Rénéric. J’avais écrit cette chanson et puis on s’était amusés ensemble à faire ces rimes, sur la route entre Venise, l’Autriche et Berlin. C’est là où cette chanson s’est finie, sur la route. Mais en fait, j’adore chanter dans les deux langues. Et ce qui est fou, c’est qu’on n’est pas pareil quand on chante… Mais on n’est pas totalement la même personne quand on est dans une langue, on n’a pas le même humour, la même façon de s’exprimer, donc c’est pareil dans le chant. J’adore ça, ce sont d’autres sons qui sortent de toi, d’autres façons d’être, de penser. Ça me passionne en fait. Mais ça me passionne déjà dans les langues, ça me paraît tellement important de parler la langue du pays où tu vas, c’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup. C’est déjà musical une langue, pour moi c’est une musique. Je chope très vite les choses, je les entends très vite. Là, je suis dans un spectacle où je chante en russe et les gens pensent que je suis russe. Parce que je vais vivre, je vais habiter le truc… Mais ça, je pense que c’est le fait de voyager. Après, je ne me sens pas française quand je chante en français. Je ne sais pas, en même temps on se sent toujours étrangère. On se sent de partout et de nulle part.

Peux-tu nous dire qui sont les personnes qui ont écrit les morceaux en dehors du groupe et de toi ?

David Johnston, qui est mon papa numéro deux, Pascal Rénéric, qui est mon ami, et Mike Greenway pour « Je t’aime l’amour ». Ça, ce sont les gens en dehors du groupe. Mais ils en font un peu partie, ce sont des gens très proches, ça reste très personnel. Comme je te le disais, j’ai commencé avec David Johnston, tout ça a démarré par le travail qu’on a fait ensemble, qui a donné énormément de matière pour évoluer avec White Crocodile, pour créer ce groupe.

D’où est venu ce nom, White Crocodile ? Il est présent dans l’imagerie du groupe, que ce soit sur la pochette de l’album, dans les clips, ou sur scène avec ton micro-crocodile, cet homme à tête de crocodile qui était monté sur scène au Divan du Monde… Il est partout, ce crocodile.

(amusée) On dirait qu’on est obsédés par le crocodile. « Oops, I’ve done it again, thinking about the white crocodile… » C’est notre histoire du crocodile blanc, le texte que je récite sur l’album, comme quoi on va jeter ce crocodile dans les égouts, il va survivre et devenir tout blanc à force de ne pas voir la lumière du soleil. Mais il survit et il remonte à la surface. C’est une image de nous, une image de l’artiste. C’est beau, on a une créature un peu rare, différente, qui vient d’ailleurs, c’est beau d’avoir des artistes, on en a besoin, mais on peut être jeté comme ça, et c’est une lutte, c’est un combat, notre vie est un combat. Créer, c’est survivre. Pour moi, c’est un peu être militant, on ne sait jamais ce qui va arriver. Et donc je nous compare au crocodile blanc : on va survivre dans les égouts, dans la merde, sans une thune, sans rien, abandonnés par tout le monde, pas voulus par certains. Mais on va trouver d’autres gens, d’autres créatures comme nous, des gens qui ont envie de ça, qui en ont besoin, et on va remonter.

On est remontés à la surface avec l’album, à la Boule Noire. Et on s’est amusés, on aime bien s’amuser à raconter des histoires vraies ou pas vraies, des histoires urbaines. Ce crocodile a eu plein d’histoires différentes qu’on lui a données, il vient comme tu disais de plein de façons différentes, on le recycle. Au concert de la Boule Noire, il y avait cette chauve-souris avec un torse humain et une tête de crocodile. Et ce masque, c’était celui que portait le copain au Divan du Monde. Et puis j’aime bien ce truc animal. On trouve toutes ces créatures des égouts, du ciel ou de la terre, le hibou, la chouette, le rat…

À la Boule Noire, il y avait effectivement ce masque de rat que portait Erik, et puis tu jouais avec une aile de chouette et une peau de loup…

Et pour « Je t’aime l’amour », je jouais avec un serpent blanc. Je ne sais pas, c’est parce qu’on est animal aussi, ce truc de rituel, d’animaux, d’histoires, de créatures… C’est aussi comme plein d’étrangers, tous ces animaux différents, ces humains qui vont se réunir.

Ça participe à l’ambiance très particulière de vos concerts. Ils ont quelque chose de très amusant et de festif, on en sort toujours de très bonne humeur, et en même temps il y a quelque chose d’un peu inquiétant.

Oui, c’est un peu comme nos clips aussi, ces histoires, ces univers, c’est un peu mystérieux, féerique, imaginaire. Mais après, je ne suis pas quelqu’un de triste, j’ai envie de donner de l’amour, de l’énergie, et ça j’en ai, de l’énergie, il y en a beaucoup. Et avec le groupe, on reste dans une énergie positive, envie de partager, de donner. Il y a une émotion très forte dans ces moments sur scène avec le public.

Et ça se sent. Cette énergie est vraiment frappante quand on assiste à vos concerts.

Tant mieux si on peut donner ça. J’ai vraiment un besoin de donner quelque chose aux gens ou de partager. De toute façon, c’est un échange, puisqu’il y a quelque chose qui se crée dans ces moments-là ensemble et qu’on ne peut pas vraiment expliquer, un sentiment très fort.

En parlant d’énergie, a-t-il été difficile de passer des versions live à l’album où l’énergie ne peut pas être la même ?

Oui, ce n’est pas du tout la même. Pour moi déjà, c’était quelque chose de très nouveau, l’enregistrement, parce que c’est le premier album. Ça n’a rien à voir. Moi, c’est le live, de toute façon, je suis quasiment née sur une scène, ma mère était enceinte de moi, elle m’a portée deux mois sur scène, et toute gamine j’étais déjà sur scène. Je suis en addiction totale de ça. C’est le plus grand plaisir, le moment où tout se fait, où tu te dis : ah, tout ça, c’est pour ça, pour ces moments de partage avec les gens.

Après, le truc de l’album, c’est hyper intéressant. On a vraiment essayé de l’enregistrer comme quelque chose de live, et puis ce n’est pas du tout pareil, tu n’as pas le public. Mais c’est super intéressant d’enregistrer, d’avoir ensuite l’objet qui va rester. Et en même temps ce qui est bizarre, c’est qu’une fois qu’il est là, tu as déjà envie de tout changer et de passer à un autre album. Tu as déjà plein de nouvelles idées pour d’autres choses.

Ce qui est très réussi sur l’album, c’est que l’énergie de vos concerts est vraiment là, mais canalisée différemment. Tu ne peux pas chanter sur un album comme tu chantes sur scène.

Exactement. Tu vois, par exemple, « Sleepless Tango », c’était magique quand on l’a enregistrée. Avant, elle était complètement différente, cette chanson. On se demandait comment faire, on discutait, et puis tout à coup Jeff a pris la basse, il a essayé quelque chose, et puis le soir tombait, je me suis mise dans un transat dans une pièce à côté de Jeff, on a baissé les lumières, j’avais un tout petit whisky, j’ai pris le micro comme ça, comme si j’étais allongée dans cette pièce dont je parle dans la chanson, et puis il y a une magie qui est arrivée. On a fait une seule prise et c’était la bonne. Il y a des instants de magie comme ça… Et ça, on n’aurait pas pu le faire sur scène, c’était un moment d’intimité totale. « Loneliness » aussi… J’avais dit « Je ne veux pas que des trucs très live et énergiques » parce qu’on était beaucoup sur ça il y a deux ans. Et de plus en plus, j’ai dit « Je veux assumer ces ballades aussi », parce qu’il y a toute un autre partie de moi qui est comme ça, je ne suis pas que l’énergie. Mais il faut l’assumer, parce que les gens te poussent parfois dans une direction, mais parfois il faut aller ailleurs.

L’album a été très long à préparer, je crois que ça a pris quatre ans ?

Oui, mon dieu, c’est fou… On a eu plein de drames, de gens qui nous ont aidés, abandonnés, qui ont bloqué le projet… C’est ce que je te disais sur cette histoire de crocodile blanc. Et puis pas d’argent, te retrouver sans rien, te retrouver au point où tu dois racheter tes droits… C’était une lutte, je me suis dit : on ne va jamais arriver à sortir cet album, mais qu’est-ce qui fait que c’est si dur ? Il y a des moments où tu as envie de tout abandonner et où tu es au plus bas. Je suis partie en Colombie (où j’ai tourné deux mois avec ma famille) au bon moment, parce que tout se cassait la gueule.

Quand je suis revenue, j’ai retrouvé mon énergie de combattante. On a fait ce crowdfunding sur Ulule qui nous a aidés, on a monté notre propre association, on est partis totalement en autoproduction, on a chopé des subventions, mais c’était un gros travail. Et puis on a investi de l’argent, mes proches et moi. Je me suis ruinée avec ce projet. L’album existe, le live existe, l’histoire existe, mais moi je n’ai plus une thune, je n’ai plus rien. J’ai perdu mon statut, j’ai tout donné pour ce projet et ça ne m’a rien apporté.

Mais voilà, ce qui est très bizarre, c’est que tu passes quatre ans à travailler très dur pour sortir l’album, tu arrives au final, le concert, tu sors l’album, et le lendemain, tu as un baby blues de dingue. Tu te dis : j’ai accouché de tout ça, ça y est, pourquoi je me bats maintenant ? Est-ce que j’ai encore la force ? Maintenant, il faut des dates, mais je ne peux plus tout porter sur mes épaules. Parce que même si les gens sont là et qu’ils donnent beaucoup, c’est quand même moi qui porte le projet sur mon dos. Eux peuvent rentrer tranquilles et passer à autre chose, mais c’est avec moi toutes les secondes de ma vie. Et ça, c’est très beau et très fort et en même temps c’est très difficile, c’est épuisant. C’est une douleur et une joie.

Ce qui est beau, c’est de voir les retours du public quand on joue. Ça, ça te donne l’énergie pour continuer, ça te porte. Tu te dis : voilà, c’est pour ça que je le fais, pour ces moments de partage. Et puis pour les gens qui t’entourent, ou les moments où tu vois que tu réunis les artistes. Les gens comme toi et d’autres gens qui ont écrit, ces petits moments-là, ça te donne l’énergie de continuer. Et l’amour de la musique, en fait. Moi je ne peux pas m’arrêter, c’est impossible, je meurs si je m’arrête. Même si c’est galère, au moins on est libres et on fait ce qu’on aime. Ce n’est pas ça le plus important au final ?

L’album a plutôt eu de bons retours pour l’instant ?

On a eu de très beaux retours. Toutes les chroniques qu’on a eues, ou les phoners, sont super. Et c’est génial d’entendre d’autres gens parler de toi. Jusque-là c’est toi qui parles de ton propre projet, qui défends le truc. Il y a un moment où même si ça reste un petit réseau, on s’en fout, enfin il existe par d’autres gens, il existe avec d’autres gens, il n’est plus seulement à nous.

Et peut-être aussi, comme vous avez une identité visuelle très forte, que ça crée des images dans la tête des gens et qu’il est intéressant de voir comment ils en parlent, quelles images ils utilisent.

Oui, c’est génial. Ils vont te faire découvrir toi-même des choses que tu fais sans le savoir exactement. Tu n’as pas la même image quand tu es en plein dedans. Ils te donnent un recul, tout d’un coup tu vas découvrir des trucs de toi-même que tu ne savais pas mais que tu comprends. C’est beau, ces moments-là.

Le titre de l’album, The Stranger, était au départ celui d’un spectacle ?

Comme je viens du théâtre, enfin du spectacle itinérant – théâtre, musique, danse –, tu le retrouves dans les clips, il y a toujours ces histoires, ça fait des courts-métrages, presque. Et sur scène, on a deux versions, l’une classique avec juste le groupe qui joue, et même, il y a un côté scénique quand même… Oui, il est toujours là en fait, j’adore ça. Donc, j’avais cette envie de monter un opéra rock. Bon, on n’y est pas arrivés complètement… On a fait cette résidence au Cube à Hérisson, on a monté un teaser, un projet, un opéra rock. Et ce n’est pas fini, on va peut-être l’adapter en film. On retrouve sur scène à la Boule Noire ce qu’on a commencé à faire dans cet opéra rock, et il s’appelait The Stranger. Du coup on a gardé ce nom pour l’album, parce que c’était évident.

Il renvoie à ces thématiques dont on parlait : l’errance, le voyage…

Complètement. L’étranger dans la ville.

Pour vous avoir vus plusieurs fois sur scène, j’ai eu l’impression que le live avait évolué progressivement. Au Divan du Monde en juin 2014, c’était surprenant de découvrir à quel point tout était transformé en spectacle.

Ça, c’était vraiment le début. On a eu tellement peu de temps, et on n’avait tellement pas les conditions et l’argent pour développer ça, qu’on a fait ça avec nos petits moyens. Mais le Divan du Monde, c’était l’étape où on s’est dit : OK, on va passer à ça. Après, on a voulu le développer plus. À la Boule Noire c’était plus difficile, l’espace aussi, pour gérer ça, et puis on a eu des problèmes techniques. Mais on a quand même voulu développer ce qu’on avait commencé au Divan du Monde.

Ce concert au Divan du Monde m’a marquée car même d’après ce que je connaissais de vous sur scène, je ne m’étais pas attendue à ça. Il y avait un jeu sur les accessoires, sur les écrans, comme ce moment où tu chantais devant une caméra et tu apparaissais sur un écran. Est-ce que cette date a marqué une étape pour vous ?

Ah oui, complètement. On a assumé qui on était, commencé aussi à assumer de ne pas être tout le temps dans l’explosion d’énergie, d’avoir des moments de ballades, d’intimité aussi, d’aller dans le visuel… C’est un tournant, le Divan du Monde. C’est la sortie du EP, le moment où on a dit : OK, on est ça, on est en autoproduction totale et on va aller de plus en plus loin là-dedans. Et puis on n’avait plus personne pour nous dire de faire ci ou de faire ça, on était livrés à nous-mêmes et on ne pouvait que créer, inventer et imaginer les choses.

Pour terminer, quels sont vos projets à l’heure actuelle ?

Maintenant, il nous faut des dates. Il y en a cinq qui vont arriver, ce n’est pas beaucoup. C’est une période très dure où exister dans la musique. On n’est pas à la mode, on est un peu particuliers, tout le monde nous le dit, qu’on est particuliers, bon, qu’est-ce que ça veut dire… Je ne sais plus, moi, je ne comprends plus ce milieu, ce métier. Vraiment, ça me fout la rage parfois. J’ai l’impression de faire quelque chose de qualité et d’être vraiment sincères dans ce qu’on fait mais d’être dans la mauvaise époque. On fait du rock punk, on est roots, quand même, on n’est pas lisses, on n’est pas à la mode, on n’est pas dans le temps, on n’est pas pop, on n’est pas électro… Donc voilà, c’est très dur de te faire ta place.

Mais dans les petits endroits où on va, avec les gens qui sont là, ce sont toujours des moments très très forts. Ça prend du temps, il faut être patients, il faut continuer à se battre et espérer qu’il y aura d’autres dates, toujours évoluer. Mais en fait, le problème, c’est que ce sont les dates et le live qui donnent la force et l’inspiration de faire le reste. Là, j’ai tellement donné jusqu’à la sortie de l’album qu’il y a aussi un moment de vide. Et puis tout d’un coup l’inspiration va renaître sous une autre forme, d’une autre façon. Donc vivent les dates. On va essayer d’aller dans les pays de l’Est, retourner en Angleterre. Là c’est très dur, plein de festivals sont annulés, il y a des problèmes avec les subventions, on est dans un moment très dur mais on ne va pas lâcher. Parce que je pense que les gens ont besoin de projets comme nous, et nous, on a besoin des gens. Les musiciens ont d’autres projets aussi, mais on continue le combat, avec les petites dates qu’on a, et espérons qu’on en aura d’autres.

Photos : Mélanie Fazi.

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publié par le 11/05/15