Pourquoi, vous demanderez-vous peut-être, consacrer une deuxième chronique à un album dont nous vous avons déjà dit le plus grand bien dans nos pages ? L’idée nous a été soumise par notre nouvelle chroniqueuse Eva, prof de philo, qui souhaitait proposer un autre regard sur cet album et, de manière plus générale, chroniquer d’autres créations à travers un regard et une écoute aux perspectives philosophiques.
Le troisième moment
Traverse est le troisième album de Robi et le premier qu’elle sort sous le label Fraca !!!, créé par elle-même avec les artistes Émilie Marsh et Katel. L’opus fait suite au titre « #Moi aussi » (2018) et au LP La Cavale (2015). Cette position de « n°3 » est-elle importante à rappeler ?
On dit que le troisième moment d’une période ou le troisième essai d’un artiste se doit d’être le plus convaincant. Si la raison voudrait cela, alors on se demande, au sujet de Traverse : « est-ce le cas ? ». On a pu lire aussi que la singularité d’un créateur, d’une créatrice, se passe de mots et de comparaisons : audi, vive, tace — « écoute, vis et tais-toi » au lieu de parler. Doit-on, donc, pour préserver la signature singulière de cette artiste, préférer le silence aux mots et un mono-portrait à une toile polyphonique ?
Dialectique sensible
Sans soumettre un album aussi sensible et amoureux (de la langue, des sons et des sentiments) aux règles de la logique démonstrative, ni le penser comme la conclusion d’un cycle, on peut reconnaître en Traverse l’expression d’une évolution remarquable par rapport à L’Hiver et la Joie (2013) et à La Cavale. Entre position nocturne (I) et épreuve de la négativité et du déchirement (II), Traverse réalise une belle synthèse. Synthèse qui partirait, par exemple, d’« À cet endroit », si justement descriptif, pour se poursuivre avec la dynamique d’un mouvement indéfini de retour, selon l’injonction suivante du morceau éponyme : « Traverse, traverse / Traverse et reviens ». Position, auto-position et mouvement extatique. Mouvement qui sort de soi pour aller vers la lumière et vers la nuit. C’est une dialectique sensible qui a cela de particulièrement beau et intelligent qu’elle renverse le schéma trinitaire classique pour faire naître des images vivantes où les contraires s’associent pour parler de et à l’existence, avec la vérité particulière du cœur. Car dans « Traverse », on voit une tristesse ouverte sur l’espoir d’un avenir sinon heureux, du moins « bienvenu » — accueilli et accueillant la vie (« La vie me souhaite un jour de plus / La bienvenue »). On décèle aussi une éclipse solaire, comme celle du clip « Le soleil hélas » dont l’ombre duplice invoque la « gloire lunaire » du bleu du ciel et laisse entendre cette phrase prophétique qui a tant marqué un pan de la culture du XXe siècle : « La nuit aussi est un soleil ». Le titre d’ouverture, avec son clip auto-produit par Robi, donne la synthèse d’une synthèse, qui rappelle l’optique d’un album soucieux de fournir l’archive sonore des oscillations d’une vie, défiant l’ordre de la raison et rappelant que la musique n’est pas qu’arithmétique et métrique — l’ars bene movendi — mais « déploiement de l’âme » — la distensio animi — et, donc, rythme poétique, variations mémorielles, c’est-à-dire un véritable mouvement d’existence. En somme, on retrouve dans les sonorités d’une pop si maîtrisée, en harmonie avec une écriture qui fait honneur aux mots qu’elle aime, une origine du mot « musique » que trop peu d’artistes évoquent : la μουσικη ́, moûsikế, des « Muses », dont le chant fait écho au souvenir maternel — et dont la trace est inscrite dans le nom même, Mnémosyne, la déesse de la mémoire.
L’une des grandes réussites de Traverse est de se faire mémoire du passé (« la langue de ma mère »), d’insister sur la vertu de l’oubli pour conserver la mobilité de la mémoire du futur (« oubliée mon oublieuse / Va-t’en d’ici ») et de conjuguer à des mots qui rappellent, avec une intelligence sensible et populaire (au meilleur sens du terme) autant un corps mythologique musical qu’une tradition de la pop française des années 1980 (« Oh voyage, oh voyageuse » fait songer, en 2019, au « Voyage, voyage » chanté par Desireless en 1989). Aussi peut-on écouter cet album de manière eurythmique et visuelle, comme un authentique clair-obscur qui compose la synthèse d’une chaleur polaire et d’une obscurité brillante d’un passé plus ou moins reculé au cœur de l’actualité réelle des dix chansons de l’album. Et cette décade fait « La belle ronde » des muses qui dansent et forment une chaîne libre, où circulent à la fois une ouverture et une mouvance, comme dans un tableau dynamisé par un flux ou un courant…
Dialogues multiples
… ou encore par une « fluence » qui ne se passe pas d’influences ni de mots. Ces influences si fluentes sont sensibles autant dans les sons que dans les vocables. Robi compose et interprète ses chansons dans une unité harmonieuse qui associe un sens poétique du texte à une mélodie oscillant entre new wave pointue et pop séduisante. Alors « Traverse » doit se faire aimer également pour tout ce qu’il réveille et ramène à nous, pour sa culture riche qui bouillonne et autorise à tisser des liens, à s’ouvrir à ses ouvertures, à faire entendre des dialogues multiples, sans perdre de vue que c’est bien Robi, avec son grand talent et sa grande sensibilité, qui les convoque en nous. On pourra donc entendre dans les morceaux parfaits que sont « Des sentiments », « C’est dire le bonheur » (2e single et clip) et « La bienvenue », l’espoir mélancolique de Barbara, la « synthé-pop » de Klaus Nomi, l’électro lyrique de Rebeka et la sensualité transgressive de Nina Hagen. On pourra aussi laisser affleurer les vers voyageurs de Rimbaud et la beauté picturale des trois « Grâces », à la fois attachées et libres, du tableau « Le Printemps » de Botticelli.
Il faut remercier Robi, par une écoute heureuse et amoureuse, du moment de recueillements et de mouvements pluriels que son album fait éclore. Il s’agit d’une œuvre généreuse qui associe la passion la plus sensible à une grande maîtrise des tempi, et qui fait résonner la générosité de toutes celles, de tous ceux, qui ont participé à la réalisation des morceaux (AuDen, Katel), pour le plus grand plaisir de l’« entente » — l’écoute de l’ouïe et le sens de l’esprit.
L’âme et le corps vagabond.e.s
In fine, on sent et on participe à la « ronde ». D’ailleurs, « La belle ronde » de la fin mérite d’être soulignée pour sa fonction de fermeture et d’ouverture à la fois, là où La cavale s’achevait sur une rythmique martelante et fermée. Des yeux clos de la photographie du deuxième album on passe aux yeux ouverts d’une photographie en noir et blanc, traversée de couleurs chaudes qui suggèrent le procédé du « Technicolor ». Traverse est donc ouvert sur une suite, une suite qui se compose à plusieurs et qui colore les muses mythologiques de filtres pop et assumés. Robi n’en aura pas fini de faire vibrer le « N/B » des voies/voix des couleurs les plus vives. En attendant, on peut penser à ces mots qui appellent à l’assurance, avant les autres prises de risque nécessaires à toute création authentiquement artistique : maintenant, sans cesser d’avoir l’âme et le corps vagabond.e.s, « tu peux / Veiller ».