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publié par Mélanie Fazi le 15/10/19
Robi
- Traverse
Traverse

Comment vous dire à quel point ce Traverse nous réjouit l’oreille et nous réchauffe le cœur ? C’est, pour commencer, que nous l’avons attendu patiemment, au cours des quatre ans écoulés depuis le magnifique La cavale, confiants dans la capacité de Robi à nous surprendre encore. Le voici enfin aujourd’hui, tel que nous l’espérions et n’aurions pu le prévoir.

Traverse : un mot qui est à lui seul un programme, bien dans la manière concise et précise de l’artiste. Un mot unique pour dire tout un chemin. Il emprunte son titre à l’un des morceaux les plus forts, dans lequel on revient sans cesse s’immerger, se projeter, se lire en miroir. « Traverse » comme une traversée du désert, du néant, de l’âge et du temps, symbolisés ici par un océan où l’on fait naufrage pour en revenir changés, grandis peut-être, après nous être délestés de « feu nos détresses ». Le titre a la force évocatrice des meilleurs morceaux de Robi, dont les mots nous intriguent en même temps qu’un sens global se dessine, qui nous renvoie à nos propres traversées intimes. On ne vous dira jamais assez à quel point cette écriture nous touche dans sa quête de justesse absolue, son élégance, sa singularité, sa capacité à effleurer l’indicible.

La douceur de l’été

En 2013, Robi intitulait son premier album L’hiver et la joie pour figurer les contrastes et les dichotomies qui hantent nos existences. Six ans plus tard, Traverse se présente comme un album d’été, aux couleurs du soleil et de la mer, où les textes parlent de vagues, de voyages, éveillant les échos d’une enfance et d’une adolescence passées entre l’Afrique, la Nouvelle-Calédonie et La Réunion. L’album est saisissant par sa douceur même. À l’époque des premiers morceaux habités par une tension inquiète, on n’aurait pas attendu une chanson comme « C’est dire le bonheur », capable de faire naître en nous une joie véritable – même si, sous la surface, les émotions sont plus complexes : ces souvenirs des plaisirs minuscules et immenses sont aussi des souvenirs de moments révolus, que l’on peut convoquer pour se rappeler que oui, parfois, la vie offre des moments de bonheur véritable, et que l’on peut « voler d’autres lieux/à hier pour demain ».

Sur la forme aussi, quelque chose a changé. L’hiver et la joie s’articulait comme un dialogue à la tension féconde entre les basses cinglantes de Jeff Hallam et les mots habités de Robi ; La cavale travaillait davantage les ambiances sonores, concevant les morceaux comme des tableaux avec leurs zones d’ombre et leur part de mystère. Réalisé avec le concours d’Auden et la participation d’autres artistes (Katel, Mélanie Isaac, Hervé, Valentin Durup), Traverse fait le choix d’une pop plus lumineuse et se recentre sur les mélodies, cherchant moins le contraste que l’harmonie entre le chant, les émotions et les arrangements. L’album trouve un bel équilibre entre efficacité et délicatesse : les refrains de « Oh voyageuse » ou « Impatience et paresse » s’accrochent à nous dès la première écoute, quand « Ma déconvenue » nous chamboule par la pudeur et la nudité de sa confession. Musicalement, les chansons s’aventurent sur des territoires nouveaux : « dark zouk » pour le single « Le soleil hélas », transe électro sur « Chambre d’embarquement », comptine macabre entraînante pour « La belle ronde », et un piano-voix souligné par des chœurs, magnifique de dépouillement, sur le bouleversant « La bienvenue ».

Goûter l’éphémère

On pourrait en parler longtemps, de cette « Bienvenue »-là, peut-être le morceau qui nous émeut le plus ici, avec sa mélodie sublime et son texte si vrai. Un morceau qui dit la beauté du temps qui passe et de l’apaisement qu’il apporte : la vie n’est pas moins absurde ni les épreuves moins dures (une mélancolie diffuse rôde sous la surface de l’album), mais on apprend à cueillir chaque jour comme un cadeau renouvelé. Tant de choses sont dites dans cette seule phrase : « La vie me souhaite un jour de plus la bienvenue ». On goûte d’autant mieux les choses qu’on les sait éphémères ; on savoure d’autant mieux les joies qu’on voit se réduire les possibles. Dans une interview réalisée l’an dernier autour de la création du label FRACA !!!, Robi et ses associées Katel et Emilie Marsh dénonçaient le fonctionnement d’une industrie musicale qui privilégie la jeunesse et la nouveauté au détriment de l’évolution des artistes dans le temps (peut-être plus encore durement pour les femmes, qu’on n’autorise jamais à vieillir). Cette chanson, cet album souligneraient à eux seuls l’absurdité du système. Il y a des choses qu’on n’écrit pas à vingt ans, parce qu’on n’a pas encore assez vécu. « La bienvenue » capture avec une justesse miraculeuse l’émerveillement qui peut vous saisir à l’approche de la quarantaine, l’équilibre fragile d’un âge qu’on peut choisir de vivre comme une forme de renaissance.

Sérénité apprise

Placée en toute fin d’album, qu’elle clôt sur une note de jubilation pure, « La belle ronde » ne dit pas autre chose lorsqu’elle nous invite à trinquer à chaque seconde que la mort n’aura pas. On ne peut regarder « le soleil hélas, l’amour sans s’aveugler ni la mort en face », nous dit Robi en ouverture dans une touchante confession à ses enfants ; mais on peut vivre en attendant, apprendre à être heureux, on peut essayer en tout cas. Ne plus lutter contre le temps, mais accepter sa course ; ne plus lutter contre soi-même, sinon avec une forme d’ironie (« Impatience et paresse »).

Traverse est un petit miracle : un bel album de joie lucide, de sérénité apprise, d’apaisement conquis de haute lutte. Un album lumineux qui commence par un murmure et se conclut par une danse, et qui nous rend la musique de Robi plus précieuse que jamais.

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publié par le 15/10/19