Voilà un album qu’on n’écoute pas le cœur léger – et c’est précisément ce qui fait sa force. Intimidant au premier abord : pas moins de vingt titres dont plusieurs dépassent les six ou sept minutes, les deux plus longs montant même jusqu’à dix. Lorsqu’on cesse enfin de lui tourner timidement autour pour en pousser la porte d’entrée, There Will Be No Intermission se révèle plus accueillant qu’on ne s’y attendait : la moitié des morceaux sont en réalité de courts instrumentaux reprenant la mélodie des diverses chansons – lesquelles ne sont, en fin de compte, que dix au total. L’album s’apprivoise plus vite qu’on ne l’aurait cru, à condition d’être prêt à l’aborder.
C’est que sa tonalité aussi peut effrayer. Ce n’est pas un album auquel s’ouvrir pleinement par un jour de spleen, sous peine de trouver le gouffre un peu trop vertigineux. Mais un jour vient le bon moment, et avec lui remonte toute l’admiration qu’on porte à Amanda Palmer depuis l’époque lointaine des Dresden Dolls, dont elle ne s’était jamais éloignée aussi radicalement sur un plan musical. Exit le cabaret punk, l’imagerie gothique, les refrains catchy, les jeux de mots et bouffonneries jubilatoires, on est ici dans le versant le plus tragique et le plus épuré de son travail, et dans la suite logique d’une évolution qui tend vers une maturité de plus en plus affirmée, de plus en plus impressionnante.
L’impuissance des grenouilles
There Will Be No Intermission se présente comme un journal intime à la première personne, où Amanda Palmer se nomme souvent elle-même comme pour rappeler qu’il est question dans ces chansons d"un ici et maintenant décrit sans filtre : les détails de sa vie quotidienne ainsi que le monde qui est le nôtre. Les deux morceaux les plus longs, sans doute aussi les plus bouleversants, sont peut-être les plus représentatifs des thématiques qui traversent l’album. D’un côté « The Ride », placé en ouverture après un court instrumental, illustrant la métaphore des grenouilles dans une casserole qui n’ont pas conscience que l’eau chauffe peu à peu, jusqu’à ce qu’il soit trop tard. « Everyone’s too scared to open their eyes up/But everyone’s too scared to close them », annonce la première phrase de l’album. Du réchauffement climatique au chaos politique de l’ère Trump, l’époque est angoissante, et c’est le sujet de ce long morceau à la mélodie lancinante, à la cadence de musique de foire triste : tout est peut-être perdu, la vie elle-même est terrifiante, mais puisque l’alternative est le néant, autant vivre malgré tout – nous ne sommes pas seuls dans ce chaos, même si personne ne nous aidera.
Dans le dernier tiers de l’album, le splendide « A Mother’s Confession » touche à ce que l’album recèle de plus intime. La chanson se présente comme une suite de petites histoires toutes liées à son jeune fils (« Anthony or Ash for short »), souvent empreintes d’une forme de culpabilité, et ponctuées par un mantra qui monte en crescendo jusqu’au chœur final : « At least the baby didn’t die ». Être mère et responsable d’une autre vie est une expérience épuisante et terrifiante, mais au moins le pire fut-il évité ce jour-là, où un instant d’inattention banal faillit être fatal, et ne le fut heureusement pas. La chanson, l’une des plus poignantes de l’album par la justesse et la vérité qui suintent de chaque mot, parvient à transmettre une réelle détresse sans jamais devenir geignarde, jusqu’à ce chœur final libérateur qui semble dire : c’est une tâche impossible, mais être mère revient à faire de son mieux malgré tout, tant que rien de grave n’est commis.
Le souffle de la confession
Ce thème de la responsabilité et de ce que l’on peut apporter aux autres quand on est soi-même paumé habite tout l’album – qu’Amanda Palmer se remémore les livres d’une écrivaine (« Judy Blume ») qui lui a appris de précieuses leçons de vie à l’adolescence, ou qu’elle reçoive les appels de jeunes fans en détresse qui pensent qu’elle détiendra les réponses qui les aideront (« Bigger on The Inside »). Sur le bouleversant « Voicemail For Jill », c’est sa propre expérience de la solitude absolue de l’avortement qui lui permet d’aider une amie s’apprêtant à franchir le cap.
Difficile de dire dans quelle mesure il est possible d’apprécier cet album sans prendre le temps de s’attarder sur les textes ; c’est que la dimension narrative semble réellement primer ici sur la musique, même si les mélodies sont belles et obsédantes et vous font souvent monter les larmes aux yeux. C’est la voix qui semble guider les morceaux, parfois d’une manière relativement classique (« The Ride » à l’écriture ample et grisante malgré sa gravité), parfois en déroulant le chant comme une phrase à moitié improvisée, sans jeux de mots, sans rimes, sans apprêts – comme sur le magnifique « Bigger on The Inside » à peine souligné par des accords d’ukulélé, évoquant davantage une démo ou un enregistrement live qu’une version travaillée en studio. À d’autres endroits, le piano nu habille les morceaux d’accents épiques ou tragiques, mais les chansons tiennent avant tout sur le souffle du chant, l’intensité de la confession. On est presque étonné de découvrir le nombre de musiciens crédités (Jason Webley à l’accordéon, Jherek Bischoff à la basse ou au vibraphone pour ne citer qu’eux), car la première impression (en partie trompeuse) est celle d’un grand dépouillement, loin des orchestrations travaillées des deux albums précédents.
S’entraider malgré tout
Si Theatre Is Evil en 2012, accrocheur mais un peu lassant sur le long terme, nous avait laissé un souvenir plus mitigé que l’inusable Who Killed Amanda Palmer ?, There Will Be No Intermission suscite l’impression inverse : un album qui peut sembler difficile mais qui déploie une richesse véritable dès lors que l’on accepte de s’y ouvrir, de se laisser hanter et bouleverser. Toujours au bord d’en faire trop ou pas assez, mais miraculeux dans l’équilibre qu’il parvient à trouver : un de ces albums qui vont fouiller dans ce qu’il y a de plus intime chez l’artiste pour mieux nous parler de nos propres angoisses et solitudes, et qui savent dénuder les émotions les plus brutes sans tomber dans l’exhibitionnisme. C’est un grand et bel album sur la peur et l’impuissance, sur le besoin de s’entraider malgré l’absurdité du geste face au chaos qui nous entoure. Nous sommes tous perdus, effrayés, nous donnons tous le change tant bien que mal, mais parfois, nous pouvons nous soutenir, nous offrir un peu de chaleur humaine – voilà ce que semble nous dire Amanda Palmer au fil de ces morceaux. Non, ce n’est décidément pas un album qu’on écoute le cœur léger – mais bon sang, qu’il est beau et qu’il résonne.
NB : L’album est en écoute sur la page Bandcamp d’Amanda Palmer.