Ce deuxième album solo de l’ex-Dresden Dolls a d’abord fait parler de lui pour avoir été en grande partie financé par les fans – plus d’un million de dollars rassemblés sur Kickstarter en l’espace d’un mois. Une forme de confirmation pour Amanda Palmer qui tentait ici un pari de taille : prouver qu’elle était capable de se passer de maison de disques, de traiter directement avec ses fans et d’enregistrer un véritable album studio. D’où l’attente très particulière générée par cet album. La matelote qui vous parle avouera ne pas l’avoir écouté d’une oreille neutre : un album qu’on a désiré au point de contribuer à son existence à hauteur d’une poignée de dollars, on a déjà tissé un lien avec lui avant la première écoute.
Soirs de fête
Theatre is evil offre un double visage. Il commence par se présenter vêtu d’un masque jovial, un masque des soirs de fête. Les premiers mots prononcés par Amanda Palmer sur l’album sont d’ailleurs « Smile, you can forget about your life », comme une invitation à double tranchant. La structure de l’album, séparé en deux moitiés par un intermède instrumental aux tonalités épiques, rappelle celle de l’album précédent. On commence par se prendre en pleine figure un enchaînement de titres d’une immense puissance euphorisante, qui culmine avec le morceau le plus jouissif de l’album : « Do it with a rockstar ». Une véritable leçon d’écriture pop-rock, où chaque montée en puissance est minutée à la perfection. C’est assez ironique, finalement, que ce soit après avoir tourné le dos à sa maison de disques qu’Amanda Palmer ait composé sa chanson qui s’approche le plus d’un tube potentiel – même si « Guitar hero » s’engageait déjà sur cette voie. Dans un monde parfait, « Do it with a rock star » passerait déjà sur toutes les ondes. Des morceaux de ce tonneau, Theatre is evil en compte quelques-uns : « Want it back » tout aussi addictif, « Melody Dean », « Olly Olly Oxen Free » ou encore « Massachusetts Avenue » qui commence par ces lignes à l’autodérision toute palmerienne : « Every time I walk along this street I think of you/And given it’s the city’s major thoroughfare I’m screwed. »
Cœur de truite
Ce premier visage-là, c’est l’album de métro parfait, celui qu’on glisse dans ses écouteurs pour se donner du peps aux heures de pointe, qui vous fait allonger le pas dans les couloirs sur la rythmique de « Want it back » ou « Do it with a rockstar », qui efface la grisaille ambiante le temps d’un trajet. Refrains euphorisants et cadences imparables, tout est là. La première moitié se conclut, juste avant l’intermède, sur une chanson un peu à part, énorme bouffée d’émotion au cœur de l’album : « Trout heart replica » qu’on se rappelle avoir découverte sur la scène du Divan du Monde il y a trois ans, aussitôt ébloui par sa beauté douloureuse. La chanson emprunte son imagerie dérangeante à une anecdote racontée par Amanda Palmer sur son blog : végétarienne qui mange du poisson mais supporte mal l’idée de la souffrance animale, elle a un jour assisté à la mise à mort d’une truite dont on lui a ensuite placé le cœur dans la paume – un cœur minuscule qui battait toujours. (« And it’s beating/Look it’s still beating/God I don’t want to know »). Le texte est énigmatique et beau, la mélodie élégiaque et puissante.
Double tranchant
Si ce premier aspect séduit et capture dès les premières écoutes, l’autre visage de Theatre is evil est plus difficile à cerner. « Berlin » en est peut-être le morceau le plus représentatif : plus complexe dans sa construction et dans les émotions qu’il véhicule. Il rappelle beaucoup Yes, Virginia, deuxième album des Dresden Dolls souvent considéré comme moins percutant alors qu’il est avant tout plus riche et plus subtil, et nécessite par conséquent une attention plus grande. « Bottomfeeder », « Berlin », « Grown man cry » ou le très beau « The bed song », l’un des rares morceaux à revenir à la formule piano/voix, déconcertent au premier abord. En partie parce que le son est un peu plus froid, plus synthétique que celui auquel Amanda Palmer nous a habitués – et de plus en plus éloigné du joyeux cirque baroque de la période Dresden Dolls. Peut-être aussi parce que ces morceaux tranchent avec les chansons plus immédiates qui composent la majeure partie de l’album. Ils sont très beaux mais demandent une écoute différente. L’album s’en trouve par moments déséquilibré : on n’alterne pas si facilement deux états d’esprit aussi contradictoires. C’est peut-être le seul reproche qu’on puisse faire à cet album, et ce qui empêche d’y adhérer aussi pleinement qu’au précédent. Il est à la fois immédiatement accessible et extrêmement déroutant. Chaque fois qu’on croit le cerner, un autre morceau vient démentir cette impression. C’est un album hybride, frontal et insidieux à la fois.
Sans doute demandera-t-il encore beaucoup d’écoutes pour achever de le saisir dans son ensemble. L’épreuve de la scène jouera également : certains de ces morceaux sont de toute évidence taillés pour elle. En l’état, on ne peut déjà que recommander chaudement un album capable d’offrir à la fois l’énergie jubilatoire de « Do it with a rock star » et la beauté à couper le souffle de « Trout heart replica ». Ne reste plus qu’à compter les jours nous séparant d’un concert à la Maroquinerie qu’on attend avec une impatience croissante. Amanda Palmer est avant tout un animal scénique, et c’est le cœur de cet animal-là qu’on entend battre dans chacune de ces chansons.