On aura beaucoup côtoyé Nadine Shah lors de son bref passage à Paris, entre un showcase acoustique intimiste au Walrus, le concert de la Flèche d’Or du lendemain et le créneau qui nous était accordé entre deux pour enchaîner une interview, une session et quelques photos. On ne s’en plaindra certainement pas car, au fil des rencontres, on apprécie de plus en plus sa gentillesse, son humour et sa simplicité, la façon dont elle s’efforce d’apprendre des expressions françaises ou de s’assurer que la personne qui l’interviewe connaît bien toutes les références qu’elle cite.
L’entretien lui-même prend des allures de retrouvailles, comme c’est toujours le cas la deuxième fois : on se rappelle la dynamique particulière de l’échange précédent, la façon qu’avait l’artiste de rebondir sur tel ou tel thème, l’impression de distance ou de proximité qui s’était installée. Face à Nadine Shah, on se laisse de nouveau glisser dans une conversation toute naturelle, comme lors de la première interview dont on gardait le joli souvenir d’une véritable rencontre. On s’interroge en cours de route sur la façon dont son public a évolué depuis son tout premier concert parisien, un an et demi plus tôt, déjà à la Flèche d’Or. Le soir même, on constatera avec plaisir que le bouche-à-oreille a commencé à prendre pour de bon. Le public est plus nombreux que les fois précédentes, accueille sa venue sur scène par des applaudissements très chaleureux et réagit immédiatement dès les premières notes des morceaux. Son public à elle, et un public de fans.
Plus tard, beaucoup s’attarderont au stand merchandising où elle signera des albums jusqu’à ce que la salle se vide. Tous repartent un grand sourire aux lèvres, ravis de constater que derrière cette voix superbe, cette poignée de chansons impressionnantes et la puissance de feu de ses concerts, il y a aussi une personne adorable qui a toujours un mot ou une attention pour chacun. Comment s’étonner alors qu’on prenne chaque fois un tel plaisir à la retrouver d’interview en session ?
Notre interview précédente remonte à un an et demi, le jour de ton tout premier concert en France à la Flèche d’Or où tu rejoues ce soir. On a presque l’impression d’une sorte de boucle.
C’est agréable de revoir les mêmes visages et puis de se retrouver en territoire familier, surtout quand on va dans un endroit nouveau, on a presque l’impression d’être du coin : « Ah oui, je connais cet endroit, je connais un bar sympa là-bas… » Oui, c’est agréable.
As-tu l’impression que ton public français s’est développé depuis ? Entre-temps, tu as participé au festival Les Femmes s’en mêlent, tu as eu pas mal d’articles et critiques, notamment un beau papier dans Libération…
Oui, c’était très chouette. C’est étrange car je ne suis pas vraiment revenue ici depuis ce festival, donc je ne pourrai pas le savoir avant le concert lui-même. Mais la fois précédente où nous avons joué dans cette salle, c’était en première partie d’un autre groupe, Bleached, donc ce n’était pas vraiment notre concert. C’est notre premier concert parisien en tête d’affiche, notre premier en France qui ne soit pas une première partie ou un festival. De ce point de vue, on touche un public plus large car on est maintenant en mesure de jouer en tête d’affiche. On verra bien comment ça se passera. On touche du bois, on croise les doigts…
Dans cet intervalle, tu as également enregistré « Ville morose », une version française de ta chanson « Dreary Town ».
Je crois que c’était important de le faire. Ça va sembler très pragmatique mais en France, environ 80% de ce qui passe à la radio, je crois, doit être en français. Mais c’est aussi une langue que j’adore vraiment. Certains de mes écrivains, poètes et musiciens préférés sont français. J’étais curieuse d’essayer, je ne savais pas trop si ça fonctionnerait mais un de mes amis a traduit la chanson, et quand on l’a chantée, ça semblait coller parfaitement. En réalité, je n’aime plus chanter « Dreary Town » en anglais. Je n’en peux plus de cette chanson car c’est la toute première que j’aie écrite, il y a peut-être six ou sept ans. La traduire en français lui a plus ou moins donné une nouvelle vie. Je prends beaucoup plus de plaisir à la chanter maintenant, alors que si je devais la chanter en anglais, j’aurais sans doute arrêté il y a un moment. Même en Angleterre, je l’ai chantée plusieurs fois en français, histoire de frimer.
C’était un choix surprenant, car tu n’avais pas spécialement un succès plus grand en France que dans d’autres pays hors du Royaume-Uni. Tu n’avais joué ici qu’une fois à ce moment-là.
En fait, c’est sans doute en Allemagne qu’on a le plus grand succès hors d’Angleterre. Mais c’est tout simplement parce que j’adore la langue française que j’ai eu envie de le faire. À un moment ou un autre, on essaiera peut-être d’en faire une autre en allemand, ça me semblerait poli de le faire. Quel que soit l’endroit où on a des fans, je trouve que c’est un geste sympa, une façon de montrer que tu t’intéresses à leur culture. Quand je suis en France, j’essaie de parler français le plus possible dans la conversation. Idem en Allemagne et aux Pays-Bas. Peut-être qu’un jour on enregistrera une chanson en allemand, mais j’aimerais bien en faire une deuxième en français parce que c’est marrant à chanter, j’adore vraiment ça.
Est-ce que tu connais Amanda Palmer ? Elle aussi essaie d’avoir cette démarche : en Allemagne, elle va chanter par exemple du Kurt Weill, en France, « Amsterdam » de Brel… Elle essaie souvent de chanter une chanson dans la langue du pays où elle se produit.
Ah bon ? Qu’est-ce qu’elle est cool ! Je n’ai découvert son existence qu’il y a quelques mois, car elle avait écrit quelque chose à mon sujet sur le Net, « Je viens de découvrir la musique de cette fille, j’ai adoré », et elle a commencé à me faire de la pub, à mettre ma musique en avant, c’était formidable. Donc on a maintenant quelques fans d’Amanda Palmer. Mais j’adore ça, car l’industrie de la musique peut avoir un côté très sectaire et compétitif. Avoir le soutien d’une autre musicienne, d’une autre femme, je trouve ça important, car parfois les médias essaient de nous monter les unes contre les autres – surtout avec les femmes, je ne sais pas si c’est aussi marqué pour les hommes. Par exemple, pour moi, c’est avec Anna Calvi. On va me dire « Ta musique ressemble beaucoup à celle d’Anna Calvi, est-ce qu’il y a une compétition entre vous ? » Et je réponds que non, j’adore Anna Calvi. Je ne l’ai rencontrée qu’une fois mais c’est une fille vraiment adorable, et j’aime beaucoup sa musique. Ce qu’on fait est très différent mais il y a quelques similitudes dans notre puissance vocale et les thèmes assez sombres, voire macabres.
Je trouve très important de passer son temps à soutenir d’autres artistes qu’on trouve talentueux. C’est ce que j’ai adoré chez Amanda Palmer, j’ai beaucoup de respect pour elle suite à ça. J’essaie de faire la même chose avec d’autres musiciennes en Angleterre, j’essaie toujours de les soutenir. Il y a une fille que je trouve formidable qui s’appelle Sophie Jamieson, tu devrais écouter ce qu’elle fait, elle a une voix superbe. Sophie Jamieson et Marika Hackman, j’essaie toujours de leur faire de la pub car ce qu’elles font est génial.
Et c’est important de le faire.
Oui, je trouve. Car en ce moment, c’est toujours… Je ne sais pas si tu connais le Leeds and Reading Festival, qui est un très grand festival de musique indé en Angleterre. Cette année, il n’y avait quasiment aucune femme à l’affiche, c’était totalement dominé par les hommes. Il y a tellement d’excellentes musiciennes dans l’industrie musicale actuellement que ça paraissait vraiment sexiste. Beaucoup de gens s’en sont plaints et ont protesté sur Internet. Je trouve important que les musiciennes parlent d’autres artistes féminines. Je ne sais pas quel est le problème mais c’est un peu bizarre.
Pour en revenir à « Ville morose », tu as eu l’occasion de la chanter l’an dernier sur la scène du Zénith dans le cadre du festival de cinéma Montagnes en scène ?
Oui !! Mon dieu, qu’est-ce que c’était drôle… Je parlais avec le groupe d’un ami, qui est un groupe très populaire – Massive Attack, je suis devenue amie avec eux. Ils parlaient des salles où ils avaient joué, ils me demandaient « Où est-ce que tu joues à Paris » et j’ai répondu « La Flèche d’Or ». Ils ne connaissaient pas, ce n’est pas assez grand pour eux, mais quand ils m’ont dit « Il y a une salle qu’on adore, qui s’appelle le Zénith », j’ai répondu « Ah oui, j’ai aussi joué là-bas. » Ils n’en revenaient pas mais ils ont juste répondu très poliment « Ah bon, c’est vrai ? » Je ne leur ai pas précisé que c’était juste moi toute seule qui chantais une chanson dans le cadre d’un festival de ciné, ils n’ont pas besoin de connaître ces détails. (rires)
C’était vraiment chouette, ce festival. Les gens devant qui j’ai joué n’étaient pas mes auditeurs, c’étaient des fans de sport en plein air, ski et snowboard, ce genre de choses. Mais les organisateurs du festival avaient trouvé que ce serait sympa d’inviter la personne dont la chanson figurait dans la bande-annonce. Et c’était vraiment chouette, car tous ces gens ne savaient pas qui j’étais. J’étais terrifiée à l’idée de jouer devant eux, je me demandais « Et si ça ne leur plaît pas ? » Mais ils étaient très polis, très attentifs, et on a gagné quelques fans qui ne nous auraient pas entendus autrement. Je trouve ça important de se produire dans ce genre d’occasions. Si des gens sont fans d’Anna Calvi ou de PJ Harvey, ils nous découvriront peut-être en cherchant des artistes similaires. Mais ces gens, dans le public, ne m’auraient jamais découverte autrement. C’est très agréable, j’ai adoré.
Le titre de ton nouvel album, Fast Food, est assez ironique. Il suggère une musique préfabriquée, commerciale et bâclée, tout ce que la tienne n’est pas.
C’est censé être ironique, oui. Mais il y a aussi que le premier album s’appelait Love Your Dum and Mad. Et en Angleterre, les gens se trompaient tout le temps sur son titre. En règle générale, dans d’autres pays, ils l’écrivaient correctement, mais en Angleterre tout le monde se trompait, tout le temps. Donc cette fois, je voulais quelque chose que les gens comprennent. Pour moi, c’était une sorte de blague avec mes amis, je leur disais : « Je veux que ce soit très simple, pas plus de deux mots, Fast Food, ils se rappelleront ». En fait, le thème central de l’album parle d’histoires d’amour très brèves mais intenses. Mais je parle aussi de l’impact mental et physique qu’elles ont eu sur moi, ces histoires très courtes, et qui n’était pas génial. Il y a un côté immédiatement gratifiant qui est très agréable mais vraiment pas très sain sur un plan mental.
C’est donc censé être une réflexion sur tout ça. Il y a des albums que j’adore, par exemple un album d’une musicienne fabuleuse qui s’appelle Sharon Van Etten – elle est géniale, elle fait partie de ces artistes que je recommande tout le temps. Mais ce que je n’aimais pas trop dans son nouvel album, c’étaient les titres de l’album et des morceaux qui étaient tous très défaitistes et peut-être trop évidents. L’album s’appelle Are We There, je trouvais ça un peu ennuyeux. Surtout que ses chansons sont cool et que c’est elle-même une femme très cool et très forte. Donc, je ne voulais pas que le titre de l’album soit quelque chose comme Divided (le titre d’une des chansons), ou autre chose qui soit trop évident par rapport à l’amour. Je voulais quelque chose qui ait plus d’impact et soit moins direct. Fast Food semblait bien correspondre.
C’est intéressant car l’album est un peu moins immédiat que le précédent à aborder, entre ce titre surprenant, les textes qui sont très beaux mais parfois moins faciles à comprendre, et puis ce visuel très coloré – tu disais en interview qu’il s’inspirait des films d’horreur italiens des années 70 ? Effectivement, en le découvrant, on pense tout de suite à un film comme Suspiria…
Oui, exactement, il y avait Suspiria, Berberian Sound Studio et quelques autres du même genre. Et puis je voulais un personnage de femme fatale. Peut-être parce que cet album… Le premier avait été si long à préparer, j’avais mis si longtemps à l’écrire puis à réussir à le faire sortir, c’était vraiment frustrant. Le temps qu’il sorte enfin, les chansons avaient quatre ou cinq ans. Mais cette fois-ci, tout a été écrit dans un intervalle de temps assez bref. Je voulais que cet album soit une représentation très fidèle de l’endroit où je me situe musicalement à cet instant précis. Et donc, ça semblait une forme d’affirmation plus nette d’avoir mon portrait sur la pochette, car je n’aime pas me voir où que ce soit. Mais je crois que j’avais beaucoup plus confiance en ma musique cette fois-ci et que je voulais donc apparaître sur la pochette. Simplement, je ne voulais pas d’une photo où je serais simplement jolie. Donc à la place elle est verte, très stylisée et il y a du sang qui me coule dans le cou. C’est un ami qui l’a faite, un musicien qui s‘appelle DM Stith – vous entendrez bientôt sa musique, il vient de terminer son album, qui est formidable, mais c’est aussi un artiste génial. J’ai travaillé avec lui sur le visuel. Un ami à moi, Simon Webb, a pris la photo, et ensuite j’ai dit précisément à David ce que je voulais pour la pochette et il est tombé juste dès le premier essai. Il m’a tout de suite envoyé cette image et j’ai répondu « Yep, c’était pile ce que je voulais. » J’en étais vraiment très contente.
L’effet d’ensemble est vraiment intriguant car, en tant qu’auditeur, on se demande comment tous ces éléments sont liés entre eux, on cherche le thème central.
J’espère que ce n’est pas trop difficile d’accès pour l’auditeur, c’était ce qui m’inquiétait.
Pas du tout, simplement un peu plus difficile à décrire que le précédent. Par moments, on n’est pas totalement sûrs de comprendre ce qui s’y passe.
La première chanson de l’album, « Fast Food », est censée poser le décor car j’y parle de paranoïa, de jalousie, d’anxiété, du fait de tomber amoureuse de quelqu’un qui a déjà eu beaucoup d’histoires d’amour. Mais ça fait partie de mon évolution personnelle. Dans une partie de cet album je parle de rencontrer des gens qui ont un passé, de mon propre passé mais surtout de ces relations. Donc « Fast Food » est censée annoncer tout ça.
Elle parle effectivement de la mémoire, il y a notamment cette phrase : « This house is full of memories/That scare the shit out of me ».
Oui, c’est littéralement ce qui s’est passé. Je suis sortie avec un homme formidable qui avait quasiment été marié, mais pas tout à fait, il avait eu une relation à très long terme. Et c’était ma première expérience avec quelqu’un qui avait un tel passé avec quelqu’un d’autre, dix ou quinze ans de vie commune. C’est très intimidant d’arriver là-dedans. Et même la maison, cette maison qu’ils avaient achetée ensemble avec son ex – une fille géniale, vraiment adorable, mais elle me terrifiait à l’époque. C’était le fait d’aller dans cette maison qui était visiblement pleine de souvenirs pour lui, de voir les meubles qu’elle avait emportés de la maison. Les espaces vides étaient peut-être les plus révélateurs : plutôt qu’une photo sur le mur, c’étaient les espaces vides qui racontaient leur histoire. Il avait dû y avoir ici un fauteuil qu’ils avaient acheté ensemble… Et ça me faisait vraiment flipper. Je me suis montrée assez immature par rapport à tout ça. On est restés très bons amis depuis, mais c’était difficile sur le moment.
Ton premier album explorait des styles musicaux différents alors que celui-ci se concentre davantage sur une seule voie. Peut-être effectivement parce qu’il a été enregistré dans un laps de temps plus bref. Mais on y remarque aussi la quasi-absence du piano, et les guitares sont cette fois prédominantes.
Oui, j’ai écrit toutes les chansons à la guitare. Hier, quand j’ai donné ce showcase très intime, j’ai joué les chansons exactement telles qu’elles ont été écrites. Mais d’habitude, je ne les dévoile pas aux gens comme ça. Les chansons que tu as entendues hier sont identiques à mes démos. C’était une expérience très différente mais j’ai beaucoup apprécié d’écrire à la guitare, peut-être parce que c’est un instrument plus facile à transporter. Je pouvais emporter une guitare en tournée et composer chaque fois que je trouvais le temps. Ça a vraiment accéléré le processus car je pouvais écrire n’importe où, ce qui était génial.
Et je crois que le son de cet album a surtout été influencé par l’expérience du live. Quand on jouait le premier album en concert, il y avait quelques chansons que j’adorais jouer, comme « To Be A Young Man » et « Runaway », je voyais la foule s’animer et c’était une forme de drogue. C’est assez addictif de faire bouger la foule, c’est une sensation géniale. Donc, j’avais vraiment envie de faire bouger les gens. Mais c’était peut-être surtout pour les membres de mon groupe. Il y avait certaines chansons, comme « To Be A Young Man » et quelques autres, pendant lesquelles je regardais autour de moi sur scène et je voyais que le groupe s’éclatait vraiment à jouer ces morceaux plus bruyants et plus rythmés. Donc cette fois, en écrivant, j’imaginais ce que mon bassiste aimerait jouer, ce que mon guitariste aimerait jouer, et j’écrivais des parties en pensant spécifiquement à eux. C’est la différence principale, je crois.
« Runaway » fait effectivement partie de tes les chansons les plus fortes sur scène. Pour la musique bien sûr, mais aussi pour la façon dont tu l’interprètes, avec ce regard glacial, comme si tu incarnais le personnage de la chanson. C’est assez impressionnant.
Mes amis se moquent de moi pour ça car je fais des blagues entre les morceaux ou je rigole à la fin des chansons, mais pour moi, c’est difficile à expliquer, assez irréel, car j’ai vraiment l’impression de devenir ce personnage. Mes amis me disent que c’est un peu schizophrène, et c’est presque l’impression que ça donne quand on me voit sur scène. J’ai regardé une ou deux captations, j’ai beaucoup de mal à les regarder, mais je comprends ce que les gens veulent dire. Je n’avais pas du tout conscience de le faire. Je crois que la chose la plus importante pour moi en musique, c’est d’être totalement sincère, de croire à ce qu’on fait. Et je pense qu’un public va tout de suite remarquer que tu y crois ou pas. Il me semble que ça se voit très facilement. Donc oui, c’est sans doute la partie la plus importante du spectacle pour moi.
As-tu ressenti une pression différente sur cet album, suite aux retours incroyables qu’a eu le premier ? La peur de décevoir ou de te répéter peut-être ?
Effectivement. Je crois que le plus effrayant, c’est que tu as déjà un public existant. On a eu la chance énorme d’avoir une fanbase assez importante sur le premier album, et on a donc une responsabilité vis-à-vis des fans quand on enregistre de nouveaux morceaux. Je ne pourrais pas décider d’un seul coup de faire un album disco ou de changer trop radicalement de style, car j’estime qu’on a une responsabilité vis-à-vis des gens qui aiment ce qu’on fait. Si je devais enregistrer quelque chose de vraiment très différent, je le sortirais sous un autre nom. Au niveau des paroles, je vais toujours être attirée par des sujets assez sombres et macabres. Si je voulais faire un album sur quelque chose de plus abstrait, qui ne tourne pas autour de ce genre de thèmes, ça me semblerait logique de le sortir sous un autre nom.
Je ne sais pas si c’est aussi le cas en France, mais en Angleterre tout le monde utilise toujours cette expression, « difficult second album ». On dit ça tout le temps. Pendant que j’écrivais ce deuxième album, même les amis et la famille répétaient « ooh, difficult second album ». Et c’est ce qu’on peut faire de plus décourageant. Tout ce qu’on attend de la famille et des amis, c’est qu’ils nous encouragent, « Tu peux y arriver, tu l’as déjà fait, c’est génial, c’est facile… ». Mais absolument tout le monde me disait ça en permanence. Et ça finit par vous terrifier. Évidemment, on l’a déjà fait donc c’est un territoire plus familier, on sait à quoi s’attendre, je savais beaucoup mieux comment les choses se passaient en studio. Pour moi, c’était une expérience beaucoup plus agréable, plus détendue, plus facile. J’ai pris beaucoup plus de plaisir à enregistrer ce deuxième album, je n’ai pas trouvé ça difficile. Le premier, oui, il a été difficile. Et j’espère qu’avec le temps ça deviendra de plus en plus facile, car on apprend son métier, on gagne en expérience.
Depuis tes débuts, on t’a beaucoup comparée à Nick Cave et c’était amusant de l’entendre cité dans les paroles de « Fool » comme idole d’un personnage pas très recommandable. Une sorte de vengeance ?
(amusée) Non, enfin… Les gens m’ont tellement parlé de Nick Cave… Cette chanson, « Fool »… comment est-ce qu’on dit en français ? En anglais, c’est le fou du roi, un personnage comique. Cette chanson est censée être assez ironique, même si les paroles ont l’air vraiment cinglantes et cruelles. Je commence par dire « damn Nick Cave and Kerouac » – j’adore Nick Cave et j’adore Kerouac. Donc, dans cette chanson, je pointe du doigt le côté prévisible de quelqu’un et ce qu’il peut avoir d’absurde. En ce moment, dans l’Est de Londres, il y a un quartier très branché où tous les garçons portent la barbe, ont les bras couverts de tatouages, ils portent tous le même genre de vêtements, des lunettes à grosse monture noire même s’ils n’ont pas besoin de lunettes, ils aiment tous les bières artisanales, et je me moquais de ces gens-là. Mais en réalité, j’ai vécu dans ce quartier, j’étais exactement comme eux. Ce garçon que je prends de haut dans « Fool », c’est quelqu’un de vraiment très chouette, mais j’étais tellement en colère contre lui que les choses que je pointe du doigt dans la chanson et que je prétends détester sont des choses que j’adore. Je lui lance : (prend un ton méprisant) « Ouais, tu aimes Nick Cave, et Kerouac… ah mais attends, moi aussi. » Alors dans le deuxième couplet, je dis « Saint Nick Cave ». Donc la chanson est censée être très ironique. Mais elle est vraiment marrante à jouer en concert. J’ai dû envoyer des excuses au garçon dont je parle et lui expliquer que c’était une blague. Il l’a vraiment très bien pris, il m’a répondu « En tout cas, je suis content que tu en aies tiré une bonne chanson. » (rires)
Sur l’autre single tiré de l’album, « Stealing Cars », il y a un effet assez surprenant dans les accompagnements : on a l’impression qu’ils forment une deuxième voix au lieu de suivre la mélodie. Le résultat est très beau.
C’est ma préférée parmi toutes mes chansons. Ce que tu viens de dire s’explique sans doute par le fait que ce soit la seule chanson pour laquelle Ben Hillier, mon producteur, m’a donné une partie de guitare, une version acoustique très simple. Il me l’a envoyée en disant « Tiens, je viens d’enregistrer ça. » Je lui ai répondu que j’adorais et j’ai ajouté le chant par-dessus. Quand je le lui ai envoyé par e-mail, il était vraiment surpris, la partie vocale ne ressemblait pas du tout à ce qu’il avait attendu. C’est sans doute pour ça que la mélodie vocale est tellement distincte de la guitare : pour la toute première fois, la chanson n’est pas partie de ma musique. Même le processus a été vraiment agréable. En concert, c’est la chanson que je prends le plus de plaisir à jouer, et tous les membres de mon groupe l’adorent aussi. En Angleterre, elle a très bien marché à la radio, c’était notre premier single et il passait partout. Mais ce qui est amusant, c’est qu’elle n’a pas de refrain. Et les gens faisaient remarquer que c’était inhabituel qu’une chanson ait un tel succès à la radio en Angleterre alors qu’elle n’a pas de refrain. Je suis plutôt fière de cette chanson et ravie de la façon dont les gens l’ont reçue.
Dans un article très intéressant du Guardian récemment, tu disais avoir été contactée par des fans qui luttaient contre des problèmes de maladie mentale ou de dépression, qui étaient un des thèmes de ton premier album, parce qu’ils avaient été très touchés par tes chansons à ce sujet. Tu ne t’attendais sans doute pas à ce genre de réaction ?
Non. C’est assez difficile, en réalité. Comme j’ai écrit sur la maladie mentale, des gens concernés par le sujet m’ont contactée. Sans doute, je crois, parce qu’ils étaient contents que quelqu’un chante enfin sur ce dont ils souffraient. Les gens me remerciaient et m’envoyaient des e-mails, mais ils me racontaient des histoires incroyablement tristes. Et ça m’a vraiment affectée, presque perturbée. C’était très beau que les gens s’adressent à moi, mais en même temps, j’avais le sentiment de devoir essayer de les aider. Mais je parle là de centaines de personnes qui m’écrivaient sur le sujet. Je savais qu’il y avait un problème au Royaume-Uni – je ne sais pas comment c’est ailleurs, j’imagine que c’est comparable – mais le problème était encore plus grand que je ne pensais, les gens atteints par ce genre de maladies sont plus nombreux que je ne le pensais, et je ne suis pas une experte, je ne suis pas assez renseignée sur le sujet pour les aider correctement.
Au départ, j’ai commencé par répondre de manière très détaillée, en essayant de leur offrir une voix amicale. Mais j’ai dû arrêter ensuite car ils commençaient à se reposer sur moi, et ça pouvait devenir dangereux. Je collabore maintenant avec des associations qui aident les personnes souffrant de maladies mentales et je leurs transmets ces e-mails, ou bien je réponds en disant « Merci beaucoup pour votre message, je vous conseille de contacter ces gens qui pourront peut-être vous aider, ils ont une formation que je n’ai pas ». Je reçois encore ces e-mails, j’en ai reçu un hier soir et j’y pensais encore en allant me coucher.
On doit avoir l’impression d’une certaine responsabilité quand on écrit sur un thème et qu’on pense à la façon dont les gens peuvent y réagir.
Suite à ça, j’ai dû me renseigner beaucoup plus sur ce sujet. À un moment ou un autre, j’aimerais bien faire des études de psychiatrie ou quelque chose qui soit en relation. Récemment, au Royaume-Uni, j’ai donné quelques conférences, j’ai été invitée dans des universités à parler de mon expérience par rapport aux gens souffrant de maladies mentales. Car j’ai perdu des proches de cette façon. L’année dernière, un de mes anciens petits amis s’est suicidé à son tour. C’est un sujet qui me tient vraiment à cœur, je suis ravie d’avoir l’occasion d’en parler régulièrement. Et je suis contente d’avoir écrit sur le sujet. Ça peut être éprouvant par moments, mais ça ne me dérange pas. Être impliquée dans ces associations, donner des conférences dans des universités, je trouve ça très important. Je suis contente de l’avoir fait.
Crois-tu que la musique puisse aider les gens, quand on y met vraiment ses tripes et qu’ils s’y reconnaissent ?
Maintenant, je le crois, après ce premier album. Des gens me disaient avoir la même expérience que moi et trouvaient presque cathartique, thérapeutique, d’entendre quelqu’un chanter sur le sujet, ça les aidait à affronter certains problèmes ou leur permettait de s’exprimer davantage sur ce dont ils souffraient. Donc oui, absolument, la musique peut avoir cet effet sur les gens. Et même les chansons d’amour… Il y a certaines chansons vers lesquelles je me tourne quand je me sens vraiment mal ou vraiment triste, parfois même pas pour se sentir mieux mais pour se complaire vraiment dans cette tristesse. La musique a toujours eu cet effet sur moi, mais il semble que ce soit la même chose pour d’autres.
C’est parfois un soulagement de découvrir que non seulement quelqu’un a déjà ressenti ce qu’on ressent, mais qu’il a su trouver les mots justes pour le décrire.
Un jour, quelqu’un m’a envoyé un e-mail en me disant qu’il avait essayé de décrire à quelqu’un d’autre ce qu’il ressentait et qu’il avait envoyé mes chansons en disant « Voilà, c’est ça que je ressens. » Je trouve ça vraiment génial. Un peu bizarre. (rires) Mais c’est chouette.
Photos : Mélanie Fazi.