Excellente idée que d’avoir choisi, pour sortir ce premier live de Nadine Shah, la tournée qui a suivi la sortie de Filthy Underneath. Déjà, parce que l’album en question est sans doute notre préféré depuis le superbe Love your dum and mad de 2013 et que le format live en restitue toute l’âpreté magnifique et douloureuse. Un album nourri par une suite de drames personnels vécus par la chanteuse : la perte de sa mère dont elle était très proche, un divorce, une tentative de suicide, une cure de désintoxication. Sujets qu’elle y abordait avec une franchise totale sans jamais sombrer dans le pathos ni le déballage malaisant, toujours sur le fil, grâce à des paroles affûtées comme des lames et une science marquée de l’énergie et de la tension.
Il suffit pour s’en convaincre d’écouter « Keeping Score » qui ouvre ce Live in London. Les sonorités sont lourdes, la voix tout en douleur contenue, lancinante, qui affleure à la surface des mots, suggérant des gouffres intimes, puis se transmet à nous, transfigurée par la musique. On se rappelle alors comme ce morceau nous avait saisis aux tripes l’an dernier sur la scène des Étoiles, dévoilant une profondeur nouvelle mais qui, depuis, teinte chaque nouvelle écoute de Filthy Underneath, indélébile.
Car l’autre raison pour laquelle nous nous réjouissons de la sortie de cet album live, c’est qu’il réveille le souvenir de nos retrouvailles scéniques tant attendues avec la jeune chanteuse anglaise, que nous suivons assidûment depuis ses débuts, mais dont nous avions guetté en vain les concerts pendant quelques années. Deux dates à la Flèche d’Or pour les premiers albums, à peine un showcase pour Holiday Destination, rien pour l’album suivant. On gardait le souvenir d’une artiste généreuse sur scène, solaire dans ses interactions avec le public mais capable de cracher un fiel bien senti le temps d’un couplet joliment vachard, et qui ne canalisait pas encore parfaitement son envie d’aller vers le bruit et le déchaînement des guitares.
On s’étonnait l’an dernier d’apprendre qu’elle ouvrait plusieurs dates pour Depeche Mode, car sa musique ne paraissait pas se prêter facilement à être jouée dans les stades. Et puis en novembre, aux Étoiles, on s’est pris un mur de décibels et pleine poire et on a compris. Les progrès accomplis en quelques années sont saisissants. Autrefois débutante prometteuse, aujourd’hui bête de scène chevronnée, la chanteuse a trouvé sa formule, son assurance, sa gestuelle sans perdre de sa sincérité. Le concert était riche de moments d’euphorie pure qu’on retrouve à l’identique sur cet album enregistré lors d’une date londonienne. Comme le tube le plus accrocheur de Filthy Underneath, « Topless Mother », et son improbable refrain (« Sinatra, Viagra, iguana/Sharia, Diana, samossa ») qu’on se rappelle avoir chanté avec elle à pleins poumons. Ou l’excellent « Club Cougar » tout en tension contenue qui se relâche par fulgurances quand Nadine Shah se laisse aller à des cris de hyène, joyeux et sauvages, sur fond de cuivres chaleureux.
Le ton se fait plus intimiste sur le mélancolique « See my girl », hommage à sa mère décédée, qu’elle dédie à d’autres disparus proches de l’équipe de tournée. Sur une magnifique version de « Stealing cars », elle choisit la sobriété, et les arrangements minimalistes s’effacent derrière cette voix incroyable qui occupe tout l’espace et étire le temps. La première partie du concert se conclut judicieusement sur un « French exit » aux nappes de clavier planantes, évocation pudique d’une tentative de suicide – mais quand le groupe revient pour un rappel généreux (pas moins de six morceaux), c’est la vie qui reprend le dessus, comme une célébration de résilience. Et les morceaux de bravoure de s’enchaîner, laissant le public haletant.
Les images et sensations de ce concert aux Étoiles nous reviennent au fil de l’écoute. C’est intense, joyeux, douloureux, lancinant, une preuve de plus du talent éclatant d’une chanteuse qui ne cesse de nous surprendre et de se renouveler depuis ses débuts fracassants. On aime Nadine Shah, plus que jamais. L’énergie qu’elle transmet sur scène, la franchise avec laquelle elle nous laisse entrevoir ses failles pour mieux nous inviter à panser nos plaies ensemble. À crier ensemble la joie de se découvrir encore en vie au sortir des pires tempêtes.