Dès la sortie d’Adieu l’enfance, qui semblait pourtant s’intéresser à des thèmes plus classiques dans la pop française actuelle, on avait pressenti chez La Féline une dimension moins habituelle qui nous avait intéressés d’emblée : un univers nourri de mythes, de fantastique, de science-fiction, de littérature et de cinéma. Puis vint le splendide Triomphe où ces thématiques se déployaient au grand jour : guerrières et sauvageonnes peuplaient les textes, entre une vignette post-apocalyptique et une chanson sur le cycle des vies successives. Autant vous dire qu’on ne fut pas vraiment étonnés d’apprendre que ce Vie future au titre éloquent entraînerait la musique de La Féline du côté de la science-fiction.
Pour autant, ce titre recèle plusieurs sens imbriqués, liés aux trois fils conducteurs de l’album. Il y a, bien sûr, notre futur à tous, un futur inquiet marqué du sceau d’une catastrophe inéluctable, et notre difficulté à le regarder en face. Mais s’y ajoutent deux éléments plus personnels, survenus simultanément dans la vie d’Agnès Gayraud : la naissance d’un enfant et la perte d’un être cher – la vie future étant tout à la fois celle du bébé encore en gestation alors que s’écrivent les chansons, et une expression pouvant désigner, nous apprit-elle lors d’un récent concert, la question de la réincarnation. Autant d’événements qui bouleversent en profondeur et se nourrissent ici les uns les autres : vie et mort entremêlées, futur d’un être lié à celui du monde qui est le nôtre et sera bientôt le sien.
Futur anxiogène
Le premier des trois thèmes, une projection dans un futur anxiogène, est celui qui nous captive en premier, et qui tire l’album vers une dimension narrative dans la droite lignée des chansons de Triomphe. « Les palmiers sauvages du Sunset Boulevard meurent étouffés », nous dit la première phrase de l’album sur fond de claviers planants évoquant les ambiances d’un David Lynch. « Drôle de douceur cet hiver » lui répond, presque en passant, « Effet de nuit », constatation encore détachée de sa conséquence logique. « La Terre entière » décrit un monde surpeuplé où l’on s’entasse dans des tours, à la merci des bruits de ceux qui vivent autour de nous, un monde où le calme et le silence ne sont plus que des rêves inaccessibles. Le tableau brossé ici par petites touches est oppressant. « La Terre entière résonne des hommes », répète un chœur robotique et désincarné, comme pour établir ce constat implacable : le pire cauchemar de la Terre et de ses habitants, c’est nous-mêmes.
Sur les titres évoquant ce monde d’après-demain, les sonorités se font plus dures ou plus atmosphériques, peignant ce futur possible à travers une série d’instantanés, et les claviers réveillent parfois les souvenirs de la science-fiction dont nous rêvions adolescents ; un passage bien précis de l’album nous renvoie étonnamment à nos écoutes répétées de l’Équinoxe de Jean-Michel Jarre et à l’imagerie futuriste qu’on y associait alors. « Fusée », l’un des titres les plus accrocheurs, évoque à la fois l’inquiétante nécessité d’aller chercher la vie ailleurs que sur une Terre à l’agonie, et le sentiment grisant de filer dans l’espace, un rêve d’enfant concrétisé – lors du pont instrumental, les cuivres stridents s’élèvent comme pour tendre vers le ciel et ses infinies promesses.
Pulsion de vie
Si cette histoire d’un futur probable est l’aspect le plus passionnant de l’album, ce sont les deux titres consacrés au deuil qui nous touchent le plus profondément. « Où est passée ton âme » a de faux airs de « Porque te vas », à la fois par sa mélodie douce-amère et par le passage à l’espagnol dans son refrain – la langue de la mère d’Agnès Gayraud, sans doute en partie liée aux souvenirs de l’enfance. Le refrain est poignant dans son constat sans appel : « Il n’y a rien après la mort », mais à ce constat répond une véritable pulsion de vie : c’est parce que l’existence est trop brève et parce qu’elle est injuste qu’il faut profiter de l’ici et maintenant, qu’il faut « vivre et danser ». C’est sans doute l’une des chansons les plus bouleversantes de La Féline en même temps qu’une des plus entraînantes, et qui dit, dans ce paradoxe même, toute la complexité des émotions qui nous habitent face à la mort des autres, et la flamme qu’elle réveille parfois en nous par réflexe de survie. La chanson nous prépare en douceur à ce deuxième volet qu’est un peu plus loin « Tant que tu respires », qui évoque la tristesse et la douleur au moment de laisser partir quelqu’un qui a compté dans notre vie. Un morceau déchirant et pudique tout à la fois, et l’un des plus forts de l’album.
Le thème de la naissance attendue donne, avec « Visions de Dieu », l’un des moments les plus étranges de Vie future, en même temps qu’un des plus captivants. On avouera ne toujours pas savoir précisément, après quelques mois d’écoute, comment recevoir ce morceau ni surtout comment le comprendre, mais ce trouble est pour beaucoup dans la fascination exercée par ce titre qu’Agnès Gayraud décrit comme son « krautrock de maman », dans lequel elle s’adresse à son enfant alors à naître. Toujours est-il que le mantra final qui lui donne son titre est sacrément entêtant. Après ce crescendo halluciné, l’album redescend en douceur le temps d’un morceau plus en demi-teinte à l’atmosphère hivernale et cotonneuse, où le hors-champ résonne de bruits insaisissables pour dire un mystère irrésolu, une menace floue mais bien présente : « Depuis le ciel » illustre la veine narrative de la musique de La Féline dans ce qu’elle a de plus saisissant.
Paradoxe illustré
Vie future se révèle aussi passionnant que le projet le laissait espérer. Un album qui nous satisfait tout autant sur un plan intellectuel, dans sa dimension plus science-fictive, évocatrice et atmosphérique, qu’il nous saisit aux tripes lorsqu’il revient à des thématiques plus intimistes pour dire la détresse face à la mort. Et qui capture très justement l’incertitude et l’inquiétude qui sont les nôtres à cet instant précis de l’histoire de l’humanité, ce moment charnière où la révélation se fait en nous d’une catastrophe certaine et du rôle que nous y tenons tous. Et pendant ce temps, la vie continue, avec son cycle incessant de naissances et de morts. Voilà le paradoxe qu’illustre Vie future, et qui ne pourra que résonner chez chacun d’entre nous.