Il existe dans la vie d’un matelot-chroniqueur une frustration tenace : celle de se heurter à un album qui refuse de se laisser décrire. Pas un de ceux qu’on écoute avec enthousiasme pendant quelques jours avant de les reposer sur une étagère, et dont on sait qu’ils ne sont pas vraiment pour notre plume. Plutôt un de ces albums qui plongent peu à peu leurs racines dans votre quotidien, s’associent à des souvenirs qu’ils vous restitueront plus tard à chaque écoute, ces albums amis qu’on ressort les jours de grisaille pour y cueillir un peu de chaleur, avec lesquels on noue un lien véritable mais sur lesquels on échoue étrangement à poser des mots. Ainsi donc, nous avions renoncé, non sans regret, à vous parler d’Adieu l’enfance, faute de trouver sous quel angle l’aborder.
Cahier de vacances
Et puis un matin d’été, comme on tourne la page d’un cahier de vacances, on décide d’aller chercher les mots, parce qu’il suffit parfois de tirer sur un fil pour que la pensée et le ressenti se déroulent. Qu’est-ce qui nous touche, exactement, dans cet album ? Une forme de douceur indéfinissable en premier lieu. De candeur, presque – on ne s’étonnera pas, une fois le mot cerné, de le retrouver dans les paroles d’une des chansons (« Dans le doute »). Et soudain ce nom de scène, La Féline, emprunté au film de Jacques Tourneur qui préférait aux images crues les jeux d’ombres et de lumières, semble trouver un nouveau sens. On navigue ici dans une forme de clair-obscur où la clarté prédomine, même quand les images et les mots se font plus violents, quand les claviers acidulés s’emballent, comme dans « La fumée dans le ciel » où hurlent les sirènes tandis qu’on regarde brûler ses possessions – mais le refrain conclut, comme une pirouette en forme de libération : « Tout part en flammes et je souris ». Plutôt qu’anxiogène, ce titre-phare de l’album se révèle infiniment grisant.
Fumée libératrice
Une forme de lâcher-prise semble traverser l’album en filigrane et se cristalliser dans ce titre même, Adieu l’enfance. S’il est question ici de pages tournées, de passage à l’âge adulte, de destruction de ces possessions auxquelles on s’accroche et dont l’absence nous libère en fin de compte, on croit entendre entre les lignes quelque chose qui nous parle de la part d’enfance qu’on porte encore en nous. Une immédiateté plus grande dans la façon de vivre le monde, de ressentir la nuit, omniprésente et apaisante ici. De transformer un quotidien urbain en paysage fantasmatique, comme l’illustre le clip étrange de « Zone » et son errance parisienne évoquant l’imagerie d’Alien ou de Donnie Darko. On retrouve l’enfance ailleurs dans les textes (comme cette petite fille enfermée dans un « Rêve de verre ») et jusque dans le grain de la voix d’Agnès Gayraud, dans la douceur qu’elle véhicule et la pureté de l’émotion qu’elle transmet. « Le parfait état », en clôture de l’album, porte si bien son nom : il vous chatouille les sentiments sans que vous sachiez très bien pourquoi, mais l’émotion est là, délicate et pudique, elle fait du bien. Une autre chronique, dont la référence nous échappe à présent, parlait de la confiance qu’il faut pour oser une chanson comme celle-ci, avec son abandon, sa sincérité sans fard, la simplicité même de ce si beau refrain, à l’instar de celui de « T’emporter » qui le précède. Comme puisés tous deux dans une part d’innocence lointaine qui n’a pas encore appris les masques ou le cynisme des adultes, et qu’il faut un certain aplomb pour oser retrouver plus tard.
Territoires fantasmatiques
Adieu l’enfance est un album hybride qui assume ses contradictions et parle aux nôtres, qui trouve en chemin une forme d’équilibre lui permettant d’éviter le double piège de la naïveté ou de la mièvrerie qui pourraient le menacer. Aérien sans être éthéré, il emprunte les sentiers de la cold wave sans céder à la froideur, porté par des claviers lancinants qui soulignent encore davantage la lumière émanant du chant. Les morceaux les plus ouvertement pop (« Adieu l’enfance » ou « Les Fashionistes ») nous touchent finalement moins que ceux qui explorent ces territoires fantasmatiques nocturnes et urbains (« Midnight », « Zone », « La fumée dans le ciel ») ou l’émotion pudique et caressante de la toute fin de l’album. Et nous voilà désarmés cette fois encore, au bout du chemin, d’avoir échoué à poser des mots plus précis sur ce qui se joue exactement ici.
Tout ça, nous l’avons peut-être rêvé. Mais voilà ce que l’album nous a livré en cette journée d’été où nous avons tenté de lui soutirer quelques mots. Parce qu’on ne pouvait décemment pas laisser vide la page qui lui revenait de droit en ces lieux, et qu’une chronique tardive et maladroite, mais sincère, vaudra toujours mieux qu’un long silence injustifié.