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publié par Mélanie Fazi le 19/10/15
Arlt
- Deableries
Deableries

D’albums en concerts, on commence à se sentir chez soi dans la maison Arlt, cette chaumière espagnole aux angles biscornus, à la déco faite de bric et de broc, de bibelots improbables qui accrochent le regard, où l’on croise des individus un peu louches en train de jouer des instruments étranges dans les recoins. On y passe de temps en temps, on y cherche d’abord sa place et puis l’on s’y sent bien, les lieux ne ressemblent à rien d’autre mais ils sont accueillants.

Aspérités rentrées

On s’y sent si bien, en réalité, qu’on s’étonne de si peu s’étonner aux premières écoutes de Deableries. Surtout lorsqu’on avait tourné des mois autour du formidable Feu la figure avant d’en trouver la porte. On s’interroge alors : la musique d’Arlt a-t-elle soudain rentré ses griffes et ses piquants ? Ou est-ce notre oreille qui s’est faite à sa singularité ? Peut-être la parenthèse de l’album en collaboration avec Thomas Bonvalet (dont deux titres, « Grande fille » et « Le ciel de Lille », sont repris ici) nous avait-elle fait attendre un album davantage tendu vers la dissonance féconde et le chaos joyeux. Au lieu de quoi on découvre dans ce nouvel album une douceur inattendue, presque éthérée par moments. Là où Feu la figure nous agaçait les sens, Deableries les apaise.

On ne trouvera pas ici de crescendos tremblotant aux portes de la folie pour mieux nous secouer, comme sur « Le Ventre de la baleine » ; les aspérités se font plus discrètes, l’étrangeté plus sereine. Elle va davantage se nicher dans les textes de Sing Sing, dans sa poésie brute riche en images saisissantes : ces enfants qui fument de joie, ces matins gras de gueule de bois, ce miel chaud qui brille dans les arbres où rôtissent les oiseaux. On y avance sur la pointe des pieds comme en territoire incertain ; on retrouve parfois dans les textes cette capacité unique à questionner nos émotions, comme sur le superbe « L’Enterrement » qui drape de douceur brumeuse la belle voix d’Eloïse Decazes et où l’on ne sait plus très bien s’il faut rire ou pleurer, car on ne se rappelle plus qui l’on est venu mettre en terre. Nous voilà parfois suspendus entre deux ou trois émotions contradictoires et pourtant toutes vraies, toutes sincères. Incertitude qui habite les paroles du très beau « Nous taire un peu » comme une mise en abyme : « Je ne sais plus de quoi on parle, si c’est de la mort qui vient ou bien si c’est du café qui brûle. »

Le diable et les oiseaux

Deableries tend vers une forme d’épure que l’on n’attendait pas forcément chez Arlt et creuse un sillon similaire à celui de leur premier album La Langue, mais avec davantage de maîtrise dans le funambulisme, davantage d’évidence dans la grâce. Les voix et les guitares s’entremêlent plus intimement que jamais ; là où les arrangements de Thomas Bonvalet prenaient parfois, sur leur album commun, l’allure d’un dialogue passionnant mais tendu, sa participation, comme celle de Mocke à la guitare, s’intègre cette fois tout en sérénité, quoique mâtinée d’une certaine rugosité. Les chansons se déclinent en deux saisons : l’hiver qui vous enveloppe de grisaille cotonneuse et fait casser les oiseaux dans le froid matinal (« L’Enterrement », « La Rhubarbe »), l’été où le diable vous échauffe les sens et les sangs (« Nue comme la main », « Le Diable »).

Les morceaux semblent parfois teintés d’une patine qui leur donne une nuance hors d’âge. On s’attendrait presque à entendre les craquements d’un vieux 33 tours ponctuer les silences entre les morceaux. En laissant aller son imagination à l’écoute de l’album, on se plaît à visualiser Sing Sing en chaman convoquant des fantômes improbables, aux côtés d’une Eloïse Decazes un peu sorcière qui collecte les chansons anciennes comme d’autres les herbes ou les sortilèges (voir ses collaborations précieuses avec Eric Chenaux et Delphine Dora). Ensemble, ils tutoient le diable et parlent aux éléments (la brume des matins cassants et le soleil qui fait des pompes sur votre nuque), font enfler des incendies sur fond de vocalises évoquant des sirènes (« Le Diable »), découvrent une quiétude insoupçonnée dans le ciel de Lille.

Rituel de joie

Et quand, au terme du voyage, ils concluent la deuxième version de « Piège à loups », amputée en début d’album, par un final velvétien tout en montées de guitares à la « Sister Ray », c’est comme un grand feu de joie dans lequel jeter ce qui nous pèse et nous encombre pour mieux nous libérer : un rituel qui nous laisse euphorique et léger. Et prêts à reprendre la boucle du début, accueillis par les premières notes caressantes du « Piège à loups » initial. « On couche ici à quatre ou cinq, puis c’est le matin gras… » C’est vrai qu’il fait bon vivre dans cette maison qui ne ressemble à aucune autre.

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publié par le 19/10/15