(No)Water World
Il existe depuis quelques années des jeux où il n’y a pas de combats, pas de quête pour le salut de l’humanité, pas de mécaniques autre que de marcher et d’explorer. On les appelle des "walking simulators", une qualification à l’origine moqueuse que les auteurs investis dans cette niche vidéoludique assument désormais totalement. Jusant, la dernière production de Dontnod, les créateurs du meilleur jeu du monde ,Life is Strange décline ce principe en prenant la forme d’un "climbing simulator" : vous y passerez l’essentiel de votre temps à escalader une mystérieuse tour désertée. Une exploration solitaire et poétique qui fait écho à des classiques comme Iko et à Journey mais infusée aussi d’une thématique écologique d’actualité : comment une civilisation façonne son habitat autour du cycle de l’eau et ce qui arrive quand celui-ci s’arrête.
Cette histoire il n’y a pas de séquences vidéo, de voix off, de second rôle bavard chargé de la raconter, à vous de la reconstituer. Quand au personnage silencieux que vous incarnez, il est tout aussi mystérieux que la tour : On ne sait pas pour quoi iel est venu jusqu’à la tour, quel rapport iel peut entretenir avec ses habitants. Personne ne nous donne de mission, on commence à grimper parce qu’un peu plus haut on aperçoit ce qui ressemble à un phare et c’est le seul moyen d’y accéder.
As de la varappe
Notre personnage est un alpiniste émérite, capable de grimper à toute vitesse de prise en prise, de se projeter d’un saut sur celles qui paraissent hors d’atteinte, de faire du rappel ou de se balancer sur sa corde pour accumuler de l’élan et aller très loin. Tout cela se fait à travers un schéma de commandes très intuitif mais qui a la petite dose de réalisme, d’effort de coordination à fournir pour qu’on ait un côté simulation, juste ce qu’il faut pour s’y croire un peu mais pas trop de quoi non plus rendre l’avancée moins fluide : il n’y a pas dans Jusant de prise en compte de la répartition du poids du corps et la jauge de fatigue très permissive permet par exemple d’escalader sans limite, même à la force des bras. On dispose aussi de pitons qui évitent de recommencer tout en bas quand on tombe. Et c’est là le seul élément "challengeant" du jeu : le nombre de pitons et la longueur de corde est limitée, mais il n’y a vraiment qu’à la toute fin du jeu que cela peut devenir pénalisant et qu’il faut réfléchir aux placements de piton voir prendre quelques "risques".
Mais pas de souci si vous vous êtes plantés, a priori on ne peut pas mourir dans Jusant, en tout cas votre serviteur qui n’est vraiment pas le plus doué de ces dix doigts en matière de jeu vidéo n’a pas réussi même en se loupant de nombreuses fois.
Crispant
On pourrait donc se dire que ce gameplay est parfaitement réussi pour un jeu qui se veut avant tout narratif et en fait.. mouais... les concepteurs se sont dits, avec raison, que si le jeu ne consistait à aller de prise statique en prise statique avec le plus souvent un seul chemin pour aller à la zone suivante, on risquait vite de se lasser et ils ont donc introduit plein de mécaniques pour varier un peu le challenge, des plantes auxquelles il faut grimper qui disparaissent progressivement sur les parois exposés au soleil, des lucioles ou du vent qui vous propulsent plus haut et nécessitent un peu de timing et la plus pénible du lot : des petites créatures qui adhèrent aux roches comme des lézards et sur lesquelles on s’aggripe pour grimper.
En théorie c’est louable de vouloir renouveler l’expérience de jeu mais surtout aves les "lézards" je me suis retrouvé à regarder une paroi très haute avec plein de ses bestioles et à ne pas avoir envie de grimper, de retrouver le stress de bien s’agripper au bon moment. Un stress bien tangible vu qu’a forcer de serrer les gâchettes qui vous permettent de s’accrocher, celles de ma manette avaient tendance à rester bloquées.
Bon vous me direz que ça a peut être plus à voir avec le fait que je suis sujet au vertige et même dans un jeu vidéo, je flippe totalement de tomber dans le vide. Et c’est donc quelque part un bon point pour Jusant qu’il arrive à créer cette sensation. Et un encore meilleur point qu’on a suffisamment envie de comprendre l’histoire de la tour pour avancer tout de même.
Le monde perdu
Au début on se sent vraiment comme un archéologue qui découvre une civilisation totalement inconnue et ne dispose pour s’imaginer qui sont ces gens, à quoi ils ressemblent que de rares traces écrites, quelques monuments mystérieux souvent cachés et bien sur la tour elle-même, son architecture, ce que laisse l’utilité des lieux visités nous apprennent de la vie de ses anciens occupants.
L’information est donc lentement distillée au court du jeu et elle reste très parcellaire : on ne sait même pas si les habitants sont des humanoides comme le personnage qu’on incarne ou s’il s’agit d’une race distincte, un peu poisson ou un peu crustacé comme le vocabulaire des lettres qu’on trouve peut le suggérer.
Parmi les textes à trouver un peu partout, il y a des lettres laissées par une des habitantes qui a entrepris le même voyage. Elles constituent un fil rouge à notre propre périple et sont un moyen pour les auteurs d’expliquer un tout petit ce qu’ont pu être les lieux où on les trouve, de même que les coquillages, qui eux nous font entendre les ambiances sonores du passé.
Pointillés
Toutes ses choses sont assez géniales et c’est ce qu’on attend d’un walking simulator et durant les premières heures de jeu on est vraiment immergé dans cet univers désert et silencieux, on explore tout ce qu’on peut, on lit et relie les bouts de texte trouvés, on commence à ébaucher un portrait de cette civilisation, comment ils vivaient dans cette tour, comment la catastrophe les a poussé à partir.
Et puis une poignée d’heures a passé, on arrive à la fin et en fait beaucoup de choses restent dans l’ombre, trop. Entendons-nous : les. histoires à trou, les mystères irrésolus on est plutôt dans le camp qui considère que c’est potentiellement la meilleure façon de finir une histoire, justement en ne la finissant pas, en laissant celui qui l’expérimente remplir les pointillés.
Mais quand il y a trop de pointillés ça ne marche pas, c’est les fondations même de l’histoire et de pourquoi on s’est investi dedans qu’on se met à questionner.
Worldbuilding
Pour moi Jusant est dans ce cas de figure : la thématique de fond est géniale, inspirante, l’univers est totalement "alien" et en même temps connecté à notre réel à nous : par exemple une des choses que les habitants de la tour ont fait en voyant disparaitre l’eau c’est construire des bassines pour la retenir avec apparemment des conséquences plutôt néfastes. Mais il n’y a pas assez d’éléments donnés pour reconstruire l’histoire, lui donner une cohérence de A à Z.
Il manque de la densité, du contenu, dans les mots éparpillés dans la tour mais peut être surtout dans la tour elle-même : très vite on se rend compte que ce n’est qu’un décor, on ne croit pas trop que c’est un endroit où des gens ont vécu. Il y a juste assez de "matière topologique" pour éviter qu’on ait l’impression de naviguer dans un seul long tunnel. La plupart des lieux sont fermés, les traces de destruction omniprésentes remplissent l’espace sans se faire traces de vie. L’architecture n’a pas vraiment d’identité, n’exprime pas la fonction, la culture, le mode de vie.
Les anglo-saxons en matière de fiction appellent ça le worldbuilding : l’art de créer un monde crédible comme toile de fond ou mieux comme protagoniste de son récit. Il y a plusieurs écoles : une où le worldbuilding n’est pas essentiel, ca peut être comme dans au cinéma : un plateau avec de vraies choses et des acteurs et au fond un décor peint qui crée une notion d’espace mais n’apporte rien au signifié. Une autre est celle de Tolkien qui a créé des langues, des cartes, des milliers d’années d’histoire avant les récits de ces ouvrages.
Une expérience qui a un goût de pas assez mais qui vaut quand même d’être vécue
Si on est honnête, on ne pouvait pas demander à Dontnod de faire un travail de cette profondeur pour un jeu vendu pas cher du tout, qui est censé ne proposer que quelques heures d’aventure. On aurait aimé juste un peu plus de design architectural, pour rendre cette tour un peu plus crédible, un peu plus de bribes d’histoire pour avoir envie d’aller chercher celles qu’on a loupées, d’inventer celles qu’on a pas.
Mais comme l’expérience est relativement courte et agréable, sans être un chef d’oeuvre comme Life Is Strange, Jusant reste une expérience comme il en existe trop peu dans le jeu vidéo, qui coche plein de cases dans ce qu’on recherche dans un jeu et c’est donc d’autant plus dommage mais compréhensible quelque part quand on prend en compte le budget du jeu. On aurait volontiers payer le double si cela aurait permis de donner au jeu la densité, la profondeur qu’on ne ressent pas en l’état.