La chair en vibre encore
Il y a des tournées dont on sait qu’elles resteront une référence dans la carrière d’un groupe. Il y a des groupes dont les prestations sont telles qu’elles resteront à jamais gravées dans la mémoire de ceux qui les ont vues. Il y a des soirs où l’on vient voir une tête d’affiche, ici en l’occurrence Shellac sans trop se soucier de la première partie. Il y a des soirs où l’on est quand même content car cette première partie est alléchante ; ce qui est le cas Zone Libre qui rassemble ‘Sergiot’ Teyssot Gay, Cyril Bilbeaud et Marc Sens ... du lourd et du très bon dans le paysage rock de ces dernières années. On s’attend à passer un bon moment mais on ne se doute pas qu’on va recevoir là une révélation musicale comme on en vit rarement dans sa vie. Certains curieux avaient déjà jeté une oreille sur l’album Faites Vibrer la chair ou sur quelques morceaux en écoute sur le myspace du groupe et venaient surtout en curieux. Apparemment, j’étais sans doute une des seules ce soir, à la Laiterie de Strasbourg, à être là avec une attente peut-être plus forte pour Zone Libre que pour Shellac. J’étais vraiment impatiente de découvrir enfin en live des morceaux tant appréciés sur disque.
Troisième et ultime date commune avec les Shellac, les premiers retours des concerts de Tourcoing et Paris sont déjà plus que bons : enthousiasmants que ce soit pour ceux qui légitimement ne peuvent qu’aimer le son Zone Libre mais aussi de la part de ceux dont la culture musicale ne les prédispose pas forcément à apprécier ce set instrumental audacieux de rock expérimental proposé par le groupe parisien. Avant même cette soirée de La Laiterie j’avais lu ça et là des propos fort élogieux sur les premières prestations du groupe : claque monumentale, puissance magistrale, le concert de l’année, une révélation scénique ... On se dit alors que l’on risque de vivre quelque chose de fort, de très fort. On espère surtout ne pas être déçu par une telle attente.
J’étais quand même un peu sur mes gardes, ayant tellement apprécié l’album et ses plages expérimentales, cet univers si particulier qui s’en dégage, cette atmosphère presque cinématographique je me disais qu’il serait impossible de pouvoir ressentir de telles émotions dans la froideur d’une salle de concert.
Lorsque les trois hommes entrent en scène La Laiterie est à peine remplie, on doit être une vingtaine à ne vouloir rien rater des premières secondes du concert de Zone Libre. Le concert débute entre les guitares de Teyssot Gay et de Sens et la rythmique énergique de Bilbeaud, la salle ne cessera de se remplir et les retours du public seront de plus en plus chauds. Les premiers morceaux s’enchaînent tout naturellement si bien que personne n’ose applaudir. Je reconnais les transitions qui se font tout en douceur et ce ne sera que lors des différents changements de guitare de Serge Teyssot Gay que le public n’en pouvant plus saluera chaleureusement la prestation du groupe. Le son sur scène est d’une puissance folle, les morceaux interprétés en live sont transcendés par les jeux énergiques de Teyssot Gay et Marc Sens complètement habités par leurs instruments. Le jeu rythmique est hallucinant, Cyril Bilbeaud m’a carrément époustouflée dans sa manière de passer de moments tellement en retenu où il joue de grincements (plus ou moins agréables mais qui auront le mérite me de provoquer des tas de petits frissonnements) , où il manie des petits objets apportant une touche de douceur puis d’un coup d’un seul le voilà qui frappe comme un damné sur sa batterie avec une folie furieuse que je n’aurais jamais cru possible chez ce musicien. C’est sans doute ce qui m’a le plus passionnée dans cette prestation : ces variations d’atmosphères tantôt intimes, tout en retenu, puis une énergie et une puissance qui surviennent subitement.
Serge Teyssot Gay joue de ses guitares avec une grâce folle, il est là pieds nus, avec des déhanchements reptiliens au son de son instrument, il vit cette musique qu’il fait, elle l’habite, il n’est plus le Sergiot sautant en l’air dans tous les sens période Noir Désir, là tout se fait dans une douceur intense : une osmose entre le musicien et le son qu’il produit. J’avais peur que ce soit un peu trop froid sur scène, inaccessible au grand public, je pensais franchement que ce serait casse-gueule de présenter ce genre de travail en live. Mais cela est fait de telle manière, sans prétention avec une réelle qualité dans le son et un tel plaisir de jeu que forcément on adhère au concept et le public est charmé.
Chacun des trois membres reste dans son coin mais la connivence est là, Sens et Teyssot Gay respirent leurs accords. Marc Sens allie sa guitare aux archers et autres objets dont il a le secret. Cyril Bilbeaud titille les différentes parties de son instrument au moyen de baguettes. Tout ceci est assez amusant à observer. Ce qui est très touchant ce sont les regards que lance Teyssot Gay ça et là, des regards bienveillants il observe les accords de Sens, le jeu puissant de Bilbeaud comme pour montrer que ceci lui plaît, pour vérifier que ses acolytes partagent avec lui l’intensité des moments partagés. Il sourit à Cyril Bilbeaud, il s’imprègne du jeu de Marc Sens et tout ceci rend ce moment très beau. Le plaisir de jouer ensemble, cette émulation collective que l’on ressentait déjà sur l’album se concrétise là, juste devant nous sur cette scène
Pour avoir eu la chance d’échanger quelques mots avec Cyril Bilbeaud puis plus tard avec Monsieur Teyssot Gay, ces artistes sont à l’image de la musique qu’ils font : ils sont talentueux et généreux.
Can you hear me now ?
Après une première partie Zone Libre magnifique nous allions enfin voir Shellac : le Shellac de Steve Albini producteur et musicien surdoué, de Todd Trainer l’un des batteurs les plus déjantés de la planète et de leur compère bassiste-chanteur Weston. Avant le set, moment cocasse : Albini est sur scène en bleu de travail, il installe son matériel l’air de rien. Cela fait évidemment partie du show ou alors cet homme est d’une maniaquerie telle qu’il ne laisse le soin à aucun technicien de s’occuper de ses affaires. Mystère en tout cas. La place centrale en devant de scène est réservée pour la batterie : ça tombe bien c’est la prestation de Todd Trainer le batteur hallucinant et halluciné de Shellac que j’attends de voir avec impatience. Les trois américains arrivent et ça démarre très fort notamment avec “Copper”. Ce qui est impressionnant avec Shellac c’est ce son si particulier, un son « métallique » reconnaissable entre mille. On m’a expliqué que cela vient de la guitare et la basse qui sont des Travis Bean, avec un manche en alu à l’origine de ce son "grinçant", plein de médium auquel s’ ajoute les effets des amplis faits maisons. Les morceaux s’enchaînent et avec grand plaisir on savoure les valeurs sûres qui ont fait le succès de Shellac : une version très sympathique de “Prayer to god” (repris brillamment par le groupe toulousain Experience, je me permets de le rappeler dans cette chronique), “Canada”, “This is a picture”. Alors c’est sûr : le chant de Steve Albini est nettement moins bon que son jeu de guitare, mais il y a cet accent « ricain » qui fait un peu le charme de tout cela. Les morceaux sont entrecoupés de pauses « questions » un peu trop longues sans doute. Weston s’y colle sérieusement, il demande qui veut poser des questions et il répond, parfois Albini intervient de façon un peu décalée, ou Trainer y apporte une touche d’humour. Le concert de Shellac se transforme alors pour quelques minutes en un « threemen show » à l’américaine, et ça y va des blagues misogynes sur la longueur des jupes des françaises, américaines ou allemandes (proximité géographique oblige), on parle même de Sarkozy avec une intervention un peu étrange de Albini nous disant que cette élection ça craint mais que cela n’a pas trop d’intérêt car cela se passe en France (!) Alors même si cela fait partie du show comme le dit Weston ces coupures sont un peu à double tranchant, pas mal de non anglophones un peu éméchés commencent à sérieusement s’agacer de ces longs discours en langue anglaise et râlent plus ou moins finement , ce qui n’est pas trop du goût de Steve Albini : « nous sommes au 21ème siècle il faut apprendre à comprendre l’anglais » dit-il, « si vous n’êtes pas contents vous pouvez partir ». Enfin, lors des plages musicales, l’ambiance redevient nettement plus détendue. Pour moi ce qui restera le clou de la soirée, c’est la prestation de “The End of the radio” avec le jeu incroyable de Todd Trainer se promenant sur scène caisse à la main pour assurer une rythmique terrible.
Beaucoup s’accordent à dire que lors de ces trois soirées Zone Libre - Shellac, la véritable claque surprenante a été Zone Libre. Pourtant, la très bonne prestation de Shellac, l’histoire de ce groupe, le charisme de ses musiciens font qu’un concert de Shellac reste aussi un concert inoubliable. Je ne pensais pas avoir cette chance un jour de les voir sur scène, c’est enfin arrivé et je n’ai vraiment pas à le regretter !