Plusieurs jours après sa projection lors du festival FAME à la Gaîté Lyrique, il nous reste de ce documentaire des impressions flottantes. Des visages, des paysages, des contextes très précis et d’autres mal compris, des bribes de poèmes, un rythme lent, une construction allusive. Et l’envie de s’y replonger quand l’occasion se présentera pour tenter de mieux le déchiffrer. A Dog Called Money ne ressemble en rien aux documentaires classiques autour du rock, et c’est ce qui fait sa patte autant que sa force – peut-être aussi, selon les attentes du spectateur, ses limites.
Dialogue au long cours
Difficile de l’appréhender sans le relier au contexte plus général de la collaboration au long cours entre PJ Harvey et le photographe Seamus Murphy, spécialiste du reportage de guerre devenu réalisateur. Sur l’album Let England Shake, c’était lui qui réalisait les clips des différents morceaux, essentiellement à base d’images de reportages (l’ensemble a été réuni dans un DVD chroniqué ici). Par la suite, ils devaient partir ensemble effectuer trois voyages au Kosovo, en Afghanistan et à Washington, où PJ Harvey a puisé l’inspiration de l’album suivant, The Hope Six Demolition Project, et du recueil de poèmes The Hollow of the Hand (Au creux de la main). Le documentaire nous montre des scènes tirées de ces trois voyages, mais aussi de l’enregistrement de l’album à la Somerset House de Londres dans le cadre d’une installation ouverte au public : les visiteurs étaient séparés du studio par une vitre sans tain, et les musiciens s’affairaient sans voir ce qui se passait de l’autre côté.
Collage sans discours
Avant la projection, nous avions lu des chroniques qui reprochaient au film un côté allusif et un peu superficiel. On ne nous y dévoile pas grand-chose, disait l’une d’entre elle en substance. Ce qui est tout à fait vrai, et l’on comprend qu’il soit possible de ne pas adhérer au parti pris. Sur ce point, A Dog Called Money se place dans la droite lignée des clips réalisés par Seamus Murphy pour les deux albums, de ces collages qui accompagnaient les chansons sans les illustrer directement ni fournir de discours explicite. On accepte ou non de se laisser porter ; lorsqu’on y parvient, l’effet produit a quelque chose d’hypnotique, de fascinant, précisément parce qu’on ne comprend pas tout. On regrettera parfois qu’on ne nous donne pas d’éléments de contexte plus précis pour comprendre ce qui se joue sous nos yeux, quels sont ces villages, ces drames, ces rites, qui sont ces gens. Les seuls commentaires fournis par PJ Harvey lors des voyages sont des lectures d’extraits de ses poèmes, eux-mêmes parfois très allusifs. Certaines scènes sont plus directement lisibles que d’autres : une manifestation contre Bachar al-Assad dans les rues d’un village, ou les gamins des quartiers pauvres de Washington improvisant un rap gouailleur – contrastant avec la vue des monuments du « Washington du cinéma » qui sont pratiquement, nous dit-on, un autre monde.
De ministère en studio
Par moments, le dialogue entre les images et l’album devient plus évident : on reconnaît des lieux, la carcasse détruite du « Ministry of Defense » abandonné, les rives du fleuve Anacostia jonchées d’ordures, les maisons vides dont une vieille femme garde les clés après un massacre dans « Chain of Keys ». Et puis cette église où fut sans doute enregistré le chœur gospel de « The Community of Hope ».
Les images filmées en studio nous sont plus immédiatement déchiffrables. On y découvre des bribes de la création de morceaux qui nous sont connus pour la plupart – les titres retenus sur The Hope Six Demolition Project, mais aussi quelques inédits sortis par la suite. On assiste à quelques tâtonnements, quelques fous rires, à des prises décisives – notamment un moment marquant où le saxophoniste Terry Edwards, le visage rouge, improvise le fameux solo qui conclut « The Ministry of Social Affairs », accueilli par les rires épatés des autres musiciens qui ne s’attendaient visiblement pas à ça. On y reconnaît des visages familiers : les fidèles John Parish, Mick Harvey, Jean-Marc Butty, James Johnston, ou les musiciens découverts lors de la tournée mémorable qui a suivi l’album (Alessandro Stefana, Enrico Gabrielli). On y entend le producteur Flood rapporter le souvenir amusé d’un jour où PJ Harvey, ayant rassemblé des proches chez elle pour leur dévoiler un album qu’elle venait de finir, est partie jardiner pendant qu’ils l’écoutaient avant de venir recueillir leur avis. On capte les regards des visiteurs émus qui voient naître le futur album de l’autre côté de la vitre. On se voit rappeler, une scène après l’autre, à quel point cet album nous a marqués, et on s’émeut nous aussi de ce qu’on grappille là de son histoire.
La confiance et le respect
On n’apprend pas grand-chose, c’est vrai ; le tout est de ne pas partir avec cette attente. Il y a finalement là quelque chose d’assez beau, dans ce qui nous est dévoilé du rapport de confiance unissant l’artiste et le cinéaste. Quand une musicienne fait, comme PJ Harvey, le choix de refuser les interviews et d’adopter une discrétion de plus en plus grande quant à sa vie privée, sans doute y a-t-il chez beaucoup de gens un réflexe de curiosité qui peut parfois prendre des proportions malsaines. Ce qui est admirable dans ce documentaire, c’est finalement qu’il ne nous place jamais dans une position de voyeur – à l’image de ce processus d’enregistrement ouvert au public dans des conditions contrôlées. Ce qu’on nous dévoile ici, on le sait réfléchi, autorisé, on sait qu’il ne va pas à l’encontre des vœux de l’artiste, on sait qu’il respecte sa pudeur. C’est là, finalement, quelque chose de rare et d’appréciable. Et le film recèle suffisamment de mystères dans les interstices entre les images pour nous donner envie d’y revenir. Ne reste qu’à espérer une sortie DVD qui nous permettrait de prolonger ce singulier voyage à notre guise, à notre rythme.