accueil > articles > interviews > to rococo rot

publié par octane le 01/05/01
to rococo rot - Les machines sont en fait très humaines

pour leur quatrième album, les allemands de to rococo rot sont allés sans vraiment le vouloir braconner aux etats-unis où ils ont débusqué i-sound, un talentueux dj/producteur touche-à-tout, rapidement promu au rang de quatrième membre. ensemble, ils ont façonné par touches successives ce music is a hungry ghost, un album à la fois complexe et chatoyant, qui pose sans avoir l’air d’y toucher de grandes et larges passerelles entre l’expérimentation sonore et un confort d’écoute au moelleux captif, finalement assez traître. dans le cadre idéal d’un lieu qui doit autant au magasin de disques spécialisé qu’à la galerie d’art (espace frédéric sanchez), ronald "tarwater" lippok se prête fort cordialement au jeu des questions-réponses. une rencontre signée 99octane (fabrice et romain)

aviez-vous une idée de ce qu’allait donner cette collaboration avec i-sound avant de commencer ou avez-vous laissé faire les choses naturellement ?

on l’a rencontré il y a 3 ans lors d’un concert à new york, au cooler. on avait beaucoup aimé son set de dj : c’était très dur et très violent, une sorte de mélange de musiques complètement différentes, du hip hop à la musique concrète, et il créait un son énorme. c’était très rafraîchissant, parce que souvent, quand on est en tournée en amérique, les organisateurs disent "pour accompagner to rococo rot, on va prendre un groupe slow rock, ils font la même chose". donc on était vraiment contents que i-sound soit présent ce soir-là... plus tard, on a joué dans son magasin de disques (il est manager de mondo kim’s), on y a fait un set "in-store", et on a lentement développé l’idée de faire quelque chose ensemble. il travaille en tant que producteur, et il a un label, donc il n’est pas uniquement dj... les premiers pas pour cet album ont été faits il y a 2 ans. il est venu à berlin et on a simplement commencé à faire quelques trucs ensemble. il avait amené des sons qu’il avait créés sur son ordinateur. en fait, il n’a pas utilisé de platines avant les tous derniers enregistrements, on l’a forcé parce qu’il est vraiment très bon.... on a énormément enregistré. parfois on improvisait ensemble, parfois on préparait quelque chose de notre côté et il réagissait par rapport à ça, et doucement ça a pris forme. au début, on n’avait même pas prévu de faire un album complet avec lui, juste de créer quelques trucs ensemble, en laissant faire les choses. donc on est parti de rien, et à un moment donné on s’est dit "ok, faisons le prochain album en tant que to rococo rot et i-sound".

y a-t-il eu plusieurs sessions d’enregistrement en commun ou chaque entité bossait-elle de son côté ? d’après les notes de pochette, ça a pris pas mal de temps...

il y a eu quelque chose comme cinq séances d’enregistrement. il venait régulièrement à berlin et le plus souvent on travaillait dans le studio de bernd jestram (le bleibeil studio), mon collègue dans tarwater. ce qui est intéressant quand tu travailles sur une longue période de temps, c’est que tu as la possibilité de réécouter un morceau composé il y a 3 ou 6 mois et d’en avoir une approche radicalement différente. parfois tu es super content d’un titre, puis tu l’écoutes 3 mois plus tard et tu n’as plus le même jugement, tu n’es plus aussi enthousiaste parce que ce n’est pas aussi bon que tu le croyais. et à l’opposé, il arrive que tu aies complètement oublié un morceau et qu’à la réécoute tu aies très envie d’en faire quelque chose... le facteur temps joue un rôle important dans le processus de fabrication de l’album. the amateur view a été fait de manière plus classique : on s’est retrouvé au studio, on a enregistré pendant une semaine, puis on est revenu pour le mixage une semaine plus tard, puis on est allé au studio de mastering pour tout assembler... pour celui-ci le processus était complètement différent. et craig [willingham, aka i-sound] en a fait partie du début à la fin : il était en fait le quatrième membre du groupe et pas simplement un collaborateur... on n’y a jamais pensé en termes de "ouais, ce serait cool d’avoir un dj"...

etait-ce difficile de le faire entrer dans le processus créatif étant donné que vous aviez l’habitude de travailler à trois ?

non pas du tout. par exemple, l’un des titres a été fait par 2 personnes, et les autres ont simplement dit "ok c’est bon, on n’y touche plus". quand on était en studio, on n’était pas forcément tous à bidouiller sur les machines, on n’était pas tous obligés de participer à tout l’enregistrement. ce fut plutôt facile... la seule chose un peu déroutante c’est qu’il a amené un univers sonore qui nous était inconnu en un sens, avec lequel nous n’avions jamais eu à travailler. très bruitiste et très sombre, avec beaucoup de sons étranges, assez rythmiques mais pas vraiment réguliers. la difficulté a été d’inclure ça dans le son trr... mais pour ce qui était du travail commun, il n’y a eu aucun problème.

i-sound a un son très particulier, comment manipule-t-il les platines ?

il est tellement rapide sur les "wheels of steel", tu ne peux pas t’imaginer ! la première fois que je l’ai vu, il martelait le disque avec ses doigts... on a joué live avec lui une fois, il les utilisait comme une source sonore et faisait sortir des petits sons... il a un très bon feeling pour le rythme et je crois que la musique de trr parle beaucoup de choses rythmiques et de structures...

si la période d’enregistrement a duré aussi longtemps, et si vous retravailliez des morceaux que vous aviez faits plus tôt, comment avez-vous décidé que l’album était terminé ?

JPEG - 17.9 ko

a un moment donné on a simplement trouvé quels titres collaient avec quels autres titres, et quels titres n’étaient pas bons. a la fin, dans les six derniers mois de la phase d’enregistrement, il y avait 13 ou 14 morceaux sur lesquels on se concentrait. et puis le processus de mixage fut primordial. on a tout mixé sur un powerbook, on a décidé de ne pas aller dans un studio comme on le fait d’habitude. on s’est rendu dans l’appartement d’un ami qui était complètement vide (il ne s’y était pas encore installé), et on a campé là-bas en quelque sorte, avec le powerbook posé sur une petite table. je crois que cette phase de mixage fut très importante, pour tout mettre en ordre... mais c’est aussi assez intuitif comme processus, tu as juste le sentiment que tel ou tel titre est fait pour l’album, ce n’est pas une décision stratégique.

est-ce que ça s’applique aussi à vos différents projets, quand il s’agit pour vous de savoir ce qui peut aller ici ou là ?

oui, par exemple quand j’utilise mon sampleur, mon petit dr sample, et que j’obtiens une certaine boucle, je peux entendre si c’est plutôt pour trr ou plutôt pour tarwater, parce les deux univers sonores, même s’ils ont des choses en commun, sont assez différents.

vous le sentez immédiatement ?

oui, immédiatement. mais on ne s’inquiète pas beaucoup de prendre des sons qu’on a déjà utilisés pour un autre projet. sur cet album, il y en un que robert avait utilisé pour un truc solo qu’il a fait. on lui a dit qu’on aimerait vraiment faire quelque chose avec ce son et il a dit "ok, utilisons-le". si tu écoutes les trucs de mapstation [projet de stefan schneider], tu peux retrouver des éléments de music is a hungry ghost. les groupes sont différents mais ils sont liés. ca n’est pas un problème, personne ne garde jalousement ses affaires, comme ces gens à l’école qui t’empêchent de copier sur eux... surtout les filles... [rires]

est-ce que bernd jestram participe, ne serait-ce qu’en donnant son avis ? puisque vous utilisez son studio, il doit être tout le temps là...

bien sûr qu’il participe. tout le monde est concerné par le processus, même bernd. il fait pas mal de mixage ou de l’enregistrement... il y a toujours beaucoup de monde autour, et il n’y a pas de hiérarchie, chacun peut apporter quelque chose... et c’est très important. souvent, ce que dit quelqu’un est plus important que le fait qu’il joue d’un instrument, juste par la façon qu’il aura de voir ou d’entendre quelque chose que tu n’entends pas. donc bien sûr que bernd a participé au processus, pas en jouant, mais il a participé.

pourquoi avez-vous choisi de mixer l’album de cette manière, sur un powerbook ?

en général, on aime bien mixer sur une vraie table de mixage, moi j’aime beaucoup tous les "faders", on peut vraiment s’amuser avec tout ce matériel. mais là c’était plus pour l’atmosphère de cet endroit. personne ne savait que nous y étions... on était totalement incognito, donc personne ne passait nous voir, il n’y avait pas de téléphone. on était un peu caché à l’intérieur de la ville, et c’était très bien ainsi parce qu’on a pu vraiment se concentrer.

Ça a duré combien de temps ?

deux semaines. alexander balanescu était là aussi, il a rajouté du violon sur deux titres. il se baladait dans cet espace et tout d’un coup il disait "oui, ici c’est parfait", et on lui installait le micro...

c’est important pour vous d’inclure ce genre de sons organiques ?

JPEG - 21.8 ko

je crois qu’on ne fait pas de différence entre l’électronique et l’acoustique... souvent on reproche à l’électronique d’être sans âme, ou robotique, ou inhumaine etc. tandis que les instruments acoustiques sont censés être chaleureux et humains. je crois que ça n’est pas vrai : nous sommes ceux qui construisons ces machines, les machines sont en fait très humaines. et la chaleur provient souvent des machines... dans le cas d’alexander, quelqu’un m’a demandé : "pourquoi n’avez-vous pas utilisé des samples au lieu d’avoir recours à un vrai violoniste ?". ce serait un peu stupide, c’est clair qu’il serait très facile de tout reconstruire à partir d’échantillons juste pour montrer que tu peux le faire avec un sampleur. mais la façon dont il joue, la chaleur de son corps, l’instrument, l’endroit, tout joue un rôle, c’est très spécial. donc quand on sent qu’il faudrait une basse ou une vraie percussion, on l’ajoute. il n’y a pas de hiérarchie entre l’électronique et l’acoustique, les deux sont des outils. une bonne part de la musique folk allemande, la "schlagermusic", est entièrement faite avec des machines, ce sont de vrais "electronic bands" bien qu’ils jouent du folk. même dans le heavy metal, il y a beaucoup d’électronique en jeu, tout est découpé sur ordinateur, donc je pense que les vieilles frontières entre numérique et organique ont disparu.

quelle genre de culture musicale i-sound possède-t-il ?

il a grandi en floride, donc quand il était jeune, il était au coeur du mouvement house des débuts. c’était très intéressant de parler avec lui, et de découvrir que ses disques préférés sont les albums de this mortal coil des années 80 sur 4ad, et de découvrir qu’il était à fond dans la new wave. parce qu’évidemment quand tu rencontres un noir avec des platines, tu penses qu’il doit avoir un background hip hop, ce qui est stupide. on a même pu chanter un titre de sisters of mercy ensemble, en allemand ! on avait pas mal de choses en commun en fait. c’est aussi un gros fan de punk rock, et nos racines sont punk... la scène dont il fait partie en ce moment est une sorte de scène de dj expérimentaux, il joue dans plusieurs clubs... mais sa culture est beaucoup plus vaste que ça.

vous ne saviez pas que vous aviez autant en commun avant de bosser ensemble ?

non, on a tout découvert, juste en composant et en discutant. en ce moment, il travaille sur quelque chose qui ressemble à de la techno des années 90, genre quadrophenia ou anastasia... mais c’est très bien. il lance aussi un nouveau label qui fait de "l’archéologie musicale" en reggae, il sort des inédits de studio one [studio/label de king tubby] ou des rééditions... il a aussi son label ambush qui est plus noisy, agressif, industriel, entre hip hop et techno. et il s’apprête à lancer un 3ème label, transparent, où il sortira plein de choses différentes, tout ce qui lui passera par la tête...

il a déjà travaillé avec dj spooky ?

il doit au moins le connaître... je crois qu’ils se connaissent, mais qu’ils ne sont pas de grands amis...

comment considères-tu cet album par rapport à the amateur view ?

il semble plus abstrait, plus ardu par moments... après l’expérience de the amateur view, et après avoir travaillé en studio avec st etienne pour sound of water, nous étions tous les trois certains de ne pas vouloir aller plus loin dans cette direction pop. nous voulions faire quelque chose de plus abstrait. il y a moins de mélodies sur cet album, il est plus rythmique... les chansons de the amateur view ont été composées l’une après l’autre, alors qu’ici les morceaux sont plus liés entre eux. c’est une décision qu’on avait prise consciemment.

et i-sound vous a aidé à aller dans cette direction...

il nous a beaucoup aidé ! [rires]

ce processus de sélection des morceaux est très similaire à ce que tu disais il y a quelques mois à propos du dernier tarwater (animal, suns and atoms)...

c’est très important d’avoir quelque chose d’entier, et si un élément fait tâche, même si c’est bon, tu le laisses de côté. pour the amateur view, on a fait une session d’enregistrement à hambourg, on a terminé l’album, et puis on a juste rajouté 2 morceaux parce qu’ils étaient réussis. pour cet album, la totalité s’est développée pas à pas. il n’y a pas un titre présent sur cet album qui le soit simplement parce qu’il est bon, un titre est présent parce qu’il est bon dans le contexte. la maison de disques nous a demandé un single pour qu’il sorte avant l’album mais on a refusé, parce qu’on préférait que les gens entendent l’album dans son ensemble et non pas juste un détail.

et ça n’a pas posé de problèmes ?

non on s’en est sorti... [rires] ils nous disaient, "vous savez, sur le marché anglais, c’est très important d’avoir un single pour la promotion à la radio... peut-être un titre promo que nous nous ne vendrons pas..." mais on a refusé et on est plutôt fiers de cette décision. faire des compromis c’est parfois acceptable, mais il y a certaines choses qui ne sont pas négociables.

tu as entendu des choses intéressantes en provenance de la "scène électronique expérimentale" récemment ?

JPEG - 21.5 ko

robert est dj donc il est très au fait des nouveautés... je dois admettre que je viens de m’acheter une platine vinyle et que donc je ne m’achète que des tonnes de disques d’occasion en ce moment, de la musique folk et des trucs dans le genre... rien de contemporain. mais robert me tient au courant, il me fait des mixtapes. [rires] vous connaissez morr music, le label berlinois ? ils ont beaucoup de choses intéressantes, styrofoam, hermann & kleine, piano magic... la compilation est très bien, c’est la dernière chose "contemporaine" dont je me souvienne, on l’a écoutée pendant la tournée en pologne. c’est toujours une source d’inspiration que d’avoir des gens qui font des choses intéressantes juste à côté de chez toi... le studio de pole est à 5 minutes du bleibeil studio... même si en musique électronique, j’ai l’impression qu’il y a trop de gens qui ont trop de choses en commun, il y a tout de même beaucoup de trucs intéressants qui se passent. j’attends le prochain pole avec impatience : après sa trilogie, je suis curieux de voir comment il va survivre, dans quelle direction il va aller...

pour l’anniversaire de city slang l’année dernière, on a eu l’occasion d’interviewer christof ellinghaus [le boss], et il disait que l’expérimentation musicale allemande s’exprimait mieux dans le champ électronique, plutôt que dans le champ pop-rock...

je ne suis pas d’accord... regarde pierre henry, ou cabaret voltaire ou throbbing gristle en angleterre qui ont été très importants...

mais en général ? on peut toujours trouver des exemples d’expérimentations électroniques dans d’autres pays...

je ne sais pas...

selon lui, les américains tendraient plus à expérimenter avec le rock ou la musique à base de guitares, et il voit dans cette scène expérimentale allemande une sorte de réponse au post rock...

le post rock est un terme bizarre. pour ce qui est de l’amérique, ça semble tout à fait cohérent d’en parler. je crois que l’expression est apparue au milieu des années 90 dans le village voice, et le gars parlait de gastr del sol et de jim o’rourke, tortoise n’était même pas cité dans l’article. mais ces gens qui réagissaient au rock, avaient un background rock, alors que les allemands qui se penchent sur l’électronique ont plus un background new wave ou techno.

c’est ce qu’il voulait dire, que des différences de cultures musicales menaient à des expérimentations différentes...

oui oui... bien sûr, quand j’entends des groupes comme cluster, je peux voir le lien avec notre musique, ce serait ridicule de ma part de dire le contraire. mais c’est souvent difficile, quand cette question de kraut rock arrive, d’expliquer à chaque fois que nous ne nous tenons pas sur les épaules de tous ces gens, qu’il n’y a pas une ligne directe qui va de can à trr...

tu penses que trr est plus proche de ton passé et de ta culture punk que tarwater ?

vous savez, depuis le début, dès ornament und verbrechen, le groupe qu’on a monté en 84 à berlin avec robert, on utilisait de l’équipement électronique, on construisait des boucles en éditant des bandes... quand j’écoute des vieilles cassettes de notre musique, je me dis qu’il y a pas mal de choses en commun avec ce qu’on fait aujourd’hui, autant avec trr qu’avec tarwater. on utilisait des samples, on cherchait à obtenir des sons de sources sonores variées... on ne fait pas quelque chose de complètement différent maintenant, c’est juste un développement.

tu vois, c’est intéressant qu’un groupe de punk allemand des années 80 s’intéresse à la technologie électronique, je ne suis pas sûr qu’un groupe de punk américain (ou autres) de la même époque aurait fait la même chose.

ah ben oui... bon tu m’as eu... [rires] il y a peut-être plus d’intérêt pour l’expérimentation sonore, d’une façon différente...

tu évoquais vos débuts... toi et ton frère, vous avez donc toujours fait de la musique ensemble ?

oui. parfois on ne travaille pas ensemble pendant un an, mais on a toujours eu un groupe en commun... s’il faisait de la samba, je l’aimerais comme un frère, mais je ne collaborerais pas avec lui [rires]. je l’admire vraiment en tant que musicien.

Partager :

publié par le 01/05/01