Avec l’arrivée de ce nouvel album de The Cure, le premier en 16 ans, c’est un sentiment de soulagement qui prime : celui de ne pas voir leur prestigieuse lignée discographique s’éteindre avec The Cure (2004) et 4:13 Dream (2008). Soit deux opus où le groupe de Robert Smith s’embourbait dans des compositions moyennes ou redondantes, à la production marécageuse. De ce marasme, on avait sauvé le majestueux Underneath the Stars, qui n’aurait d’ailleurs pas dépareillée sur ce Songs of a Lost World : même langueur lancinante et climatique. Un sillon que Robert Smith – on le sait maintenant – parvient encore à parfaitement creuser.
Les signes annonciateurs de Songs of a Lost World sont anciens et contradictoires. Ils remontent principalement à 2019. Un album est alors évoqué (voire deux, voire trois). Une sortie est envisagée pour l’année qui suit. Ou celle d’après. Ou plutôt la suivante alors. Des preuves de vie sont enfin apportées lors des tournées 2022/23, avec l’incorporation progressive de nouveaux titres aux setlists. Une forte dominante thématique s’en dégageait : la mort, la perte de sens, de soi et des autres, la fin inéluctable... Des sujets très personnels mais finalement universels dans un monde post-covid, caricaturalement clivé, climatiquement menacé, géopolitiquement traumatisé, psychologiquement fragilisé. Les deux précédents opus n’avaient pas eu de prise sur leur époque. Mais en faisant le choix d’une nouvelle exploration des abîmes et d’un monde qui se perd, The Cure pourrait redevenir parfaitement raccord.
Arrivent septembre 2024 et le teasing surprise, savamment orchestré, de ce nouvel album. Les signaux continuent de passer au vert. Finies les pochettes moches à la chromie douteuse, place à une palette de noirs et gris épurée, ornée d’un visuel gracile d’une sculpture de Janez Pirnat. La tracklist est ramassée : huit titres, comme à la grande époque de Faith ou Pornography. Les premières impressions sonores achèvent de rassurer, avec l’envoi en éclaireurs (noire, la lumière) des titres Alone et A Fragile Thing. Et, enfin, les premières critiques commencent à tomber, unanimement positives. Bref, l’alignement des astres semble favorable, la pression barométrique idéale.
Alors, comment se positionne cette nouvelle livraison au sein de la protéiforme discographie curiste ? On ne fera même pas semblant d’être déçu si on voue une admiration totale à la trajectoire vertigineuse et rectiligne du groupe sur ses cinq premières années, entre 1978 et 1982. Cette page est majoritairement tournée. Celle qui voyait la formation de Crawley partir d’un post-punk osseux mais inventif pour monter sans cesse en puissance au sein d’un minimalisme essentiel, tour à tour feutré (Seventeen Seconds), embrumé (Faith) puis carrément névrosé (Pornography). Ce monstrueux Pornography, dont les derniers vers "I must fight this sickness, find a cure" semblaient apporter la justification de l’existence même du groupe, alors que celle-ci était largement menacée à la fin chaotique de la tournée.
A peine quelque mois plus tard et avec un sens rare de la disruption créative, Smith signait le morceau Let’s Go to Bed et, par là même, l’acte de naissance d’une phase beaucoup plus pop et fractale. Elle se déployait avec les singles suivants et le néopsychédélisme baroque de l’album The Top (1984). Mais c’est surtout avec les fabuleux patchworks The Head on the Door (1985) et Kiss Me Kiss Me Kiss Me (1987) que la dextérité mélodique de The Cure prenait toute sa mesure, dans des registres musicaux totalement changeants mais avec une invariable aisance. Il n’est pas non plus question de cette maestria pop insatiable sur Songs of a Lost World : elle est cliniquement morte lors d’une tentative de réanimation hasardeuse sur l’album Wild Mood Swings en 1996.
Non, la référence cardinale vers laquelle pointe principalement Songs of a Lost World est bien Disintegration. Jusqu’à l’emprunt de certains de ses effets sonores : tonnerre, cloches tibétaines, bris de glace... Paru en 1989, alors que Robert Smith racle la barrière de sécurité de la trentaine, cet album est un monument de mélancolie, un véritable mausolée dans lequel il fait reposer son désarroi, ses peurs, ses angoisses et ses aspirations, déçues ou non. La musique de The Cure se pare à nouveau d’une teinte très sombre mais là où Pornography était carrément vrillé et glaçant, Disintegration est habité et pénétrant. Ou comment réussir à opérer une soudure à froid entre une rigidité rythmique mortuaire et une luxuriance instrumentale pourtant monochrome, intégrer à cette prodigieuse chimie élégiaque des composants plus pop qui ne viennent pas altérer la formule globale et parvenir au final à forger un nouvel alliage entre la fragilité et la puissance, l’intime et le grandiose.
35 ans plus tard, Robert Smith a maintenant 65 ans. Il a en point de mire la ligne d’arrivée de son existence. Et même s’il affirme être maintenant en paix avec sa vie, celle-ci lui a pourtant mené une guerre sans merci récemment : perte de ses deux parents, de son frère aîné... Autant dire que, par rapport à la crise existentielle stylisée de Disintegration, Songs of a Lost World fait monter le curseur de la gravité de plusieurs crans. Avec une honnêteté désarmante mettant le pathos à bonne distance, vectorisée par cette voix à la pureté intacte et pourtant retrouvée, tant elle semblait forcée ou noyée sur les précédentes et "récentes" livraisons.
Musicalement, le ton est donné dès l’introductif Alone qui déploie lentement ses basses et ses guitares magmatiques dans des sinuosités d’effets et de cordes synthétiques : c’est majoritairement dans des proportions étirées que Songs of a Lost World prendra toute sa dimension. Avec comme sommet les 10 minutes de Endsong : un point final parmi les plus beaux que The Cure ait su écrire, avec sa longue introduction funéraire qui va crescendo jusqu’à la libération tardive de la parole de Smith ("It’s all gone, I will lose myself in time, It won’t be long") et une coda paroxystique/cathartique largement façonnée par la guitare de Reeves Gabrels. Thématiquement, les deux chansons sont en miroir : "This is the end of every song we sing, alone" devient "Left alone with nothing at the end of every song". On sait l’importance du premier et du dernier morceau pour Smith, car c’est ce qui lui permet de couler les fondations de son album. Là, il tient dans sa main une paire royale et va pouvoir abattre son jeu.
Entre ces pôles au fort magnétisme, on trouve deux autres longues plages... de sable noir : le très sentimental And Nothing is Forever et le déchirant I Can Never Say Goodbye ("However hard I try, I’m down on my knees, And empty inside"). Sur la première, Robert Smith enrobe de cordes une complainte vaporeuse à l’être aimé pour qu’il reste à ses côtés jusqu’à la fin. Sur la seconde, c’est la cruauté de la mort de son frère qui se charge en tension puis se décharge dans un solo de guitare poignant. Avec plus de 20 titres mis en chantier sur la période, Robert Smith aurait pu piocher d’autres morceaux engourdis et exploiter le filon de la lenteur. Finalement, il a inséré deux respirations au cœur du disque. Soit une inspiration plus free et noisy sur Warsong, dont l’intro – un mélange improbable entre The Kiss et Untitled – débouche sur un morceau teigneux mais au goût d’inachevé, avec sa fin en queue de pois(s)on. Quant à Drone:Nodrone, c’est le dernier rejeton d’une lignée plus lourde que perpétue The Cure à l’occasion, avec plus (Never Enough) ou moins de succès (Switch, Us or Them). Mais le morceau fonctionne malgré son embonpoint instrumental : wah wah exubérante, piano, synthés se surajoutent à une rythmique martiale.
L’équilibre est finalement trouvé sur deux titres intermédiaires et midtempo. Et cela fait longtemps qu’on n’avait pas entendu The Cure aussi à l’aise avec des morceaux plus concis. A Fragile Thing ressemble bien à un single et compense rapidement son gimmick de piano éculé par la basse magnifiquement saturée de l’unique Simon Gallup. Quant à l’excellent All I Ever Am et sa construction méandreuse, ils ne seraient pas sans rappeler Mogwai (George Square Thatcher Death Party par exemple), dans un juste retour d’ascenseur, tant on sait que Stuart Braithwaite a été durablement marqué par le premier concert de sa vie... lors du Prayer Tour de The Cure.
Si, d’un point de vue émotionnel, c’est effectivement avec l’album Disintegration que l’on peut remonter une filiation, il ne faudra pas oublier, sur la même branche généalogique, les moments les plus ambitieux de Wish (1992) et Bloodflowers (2000). Car, tout en gardant sa singularité granuleuse, Songs of a Lost World opère une synthèse formelle : la forte empreinte des claviers et l’impact rythmique de Disintegration, la saturation et les volutes shoegaze de Wish... et une certaine viscosité de Bloodflowers. Ajoutons à cela un fort accent mis sur la doublette piano/cordes. C’est à la fois la force de ce disque que de jouer ainsi sur les contrastes, mais aussi son point faible : la pureté de certaines compositions est diluée dans un espace phonique surpeuplé, au sein duquel des sons, parfois même superflus, entrent en conflit d’intérêt. Là, le sens de l’économie du The Cure des débuts manque cruellement. Autre regret mineur : ne pas avoir arrimé à cet album une version studio du titre It Can Never Be The Same, joué en live dès 2016. Il aurait parfaitement collé à l’ambiance. C’est à dire continuer à la casser...
Mais l’important est ailleurs : à la fois lumineux dans sa promesse et crépusculaire dans son contenu, Songs of a Lost World offre une expérience d’écoute marquante. Et, à l’image de sa pochette, il redonne à The Cure une aura spectrale et granitique, une dimension majestueuse à la hauteur de son mythe d’antan. Tout en cultivant avec l’auditeur une délicate proximité de la tristesse. Cela fait une bonne trentaine d’années que l’on n’avait pas vu le groupe autant en maîtrise de son sujet, autant incarné en lui-même. Le voir aussi bien remonter la pente avec cette poésie du déclin est aussi ironique et qu’inespéré. Au point de se demander si, malgré les projets de suites, The Cure ne serait pas tenté de prendre au mot son propre album, lui qui traite aussi justement de la Fin.