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publié par Mathilde Vohy le 19/11/20
Terrenoire - "La singularité du regard importe plus que le sujet en lui-même"

Il est impossible de décrire l’expérience vécue en écoutant Les Forces Contraires, premier album des Terrenoire. Nous avons d’abord eu, pour sûr, de la compassion en entendant les deux frangins parler de la mort de leur père. Puis, que nous nous reconnaissions ou non dans les tranches de vie racontées dans le disque, nous avons été traversé.e.s par de vives émotions. Foudroyé.e.s. Pas vraiment par de la tristesse, ni de la joie. Mais tout simplement par la vie. Chaque morceau, s’apparente à une décharge vitale reçue en plein cœur. Profondément touché.e.s, nous avons naturellement eu envie de discuter avec Théo et Raphaël, les deux magiciens à la base de ce fabuleux projet.

Hello Théo et Raphaël ! On est là aujourd’hui pour parler de Les Forces Contraires, votre premier album. La première question qui me vient c’est de savoir si ce n’est pas trop frustrant de sortir un disque dans ce contexte ?

Théo : En fait, initialement, en novembre 2019, on pensait le sortir en mars 2020. Finalement on a décalé et on a bien fait sinon ca aurait été un enfer ! Le 28 août ça nous a permis d’avoir une petite visibilité médiatique sans trop se faire manger par les gros artistes qui ont tout sorti une à deux semaines plus tard. On peut moins le défendre en concert mais on va trouver des solutions ! Il va falloir apprendre à être malléable et moi je trouve que cet album marche bien malgré la période. Il est un peu énigmatique, il remet en question pas mal de choses, tout comme la période que nous vivons actuellement.

Parlons maintenant de ce que contient cet album. Dès la première écoute, j’ai eu l’impression qu’il était un cri du cœur. C’est comme ça que vous le définiriez ?

Raphaël : Un “cri du cœur”, je pense qu’il y a une part de vérité. Mais je dirais plutôt “un élan vital”, ou un “cri de vie”. Dans “cri du cœur”, je vois du sentimental alors que notre album est plus profond. Il pose la question de "Comment revenir à la vie ?", qui est d’ailleurs le titre de la première chanson. Quand on affronte la mort d’un proche, on découvre toute une partie de ce qu’est la vie. C’est énormément de nouvelles choses et il faut apprendre à vivre avec, ré-apprendre à marcher. La vie revient par la beauté, la contemplation. « Le temps de revenir à la vie », je l’ai écrite en retour d’un moment de vacances. Je me souviens que je lisais sous un grand rocher. Il faisait très chaud et j’ai eu un grand moment de plénitude. C’est là que je me suis dit “tiens, c’est marrant de revenir à la vie par des moments aussi simples”. Ca marche aussi avec l’amour, le sexe, le corps de l’autre, c’est grâce à cela qu’on revient petit à petit, par petites touches. Du coup, quand le disque est sorti, on s’est rendu compte qu’on était soulagés et calmés. Le fait de faire un disque nous a permis de tenir et nous a remis sur pieds sans nous en rendre compte.

Théo : C’est vrai, nous avons été très au travail, c’est hyper étrange mais on pourrait dire que l’on a professionnalisé notre deuil ! C’est devenu, pendant un an, ce qui nous a animés tous les jours et cela nous a rendus meilleurs en tout point.

Tu disais, Raphaël, que « Le temps de revenir à la vie » avait été écrite au retour de tes vacances, dans un moment inopiné. On a justement l’impression que les chansons ont été écrites, impulsées par vos émotions. Êtes-vous revenus sur les textes après coup ?

Raphaël : C’est une bonne question, la plupart des chansons ont été écrites dans un laps de temps de 6 mois, peut-être un petit plus. Il y a des morceaux pour lesquels les textes, mélodies et accords sont restés sensiblement les mêmes. Mais beaucoup ont été augmentés. On avait que des maquettes avec peu d’éléments et on les a améliorées. On revient presque toujours sur les chansons, on passe beaucoup de temps en studio. On va dire qu’il y a toujours deux temps. Le temps où la chanson naît vraiment, qui peut être très rapide, puis le temps de la production qui est toujours assez long parce qu’on revient beaucoup dessus.

Et comment gérez-vous le fait de revenir sur des chansons très personnelles et très liées à des moments douloureux de vos vies ?

Raphaël : Il y a des moments qui étaient chargés en émotions mais la manière de les traiter n’était pas si triste. On a traité ces moments comme des célébrations, on a essayé que ça soit un élan vital comme on disait au début. Ces moments nous ont servi à mettre de l’émotion dans la musique. Quand on était émus, ça voulait dire qu’on était dans la bonne direction. Donc ça n’a pas été un poids de retravailler ces chansons. Ça nous a au contraire fait du bien.

© Pierre-Emmanuel Testard

Si son écriture a été un soulagement pour vous, pensez-vous que cet album peut également être salvateur pour ceux qui l’écoutent ?

Théo : Oui, on nous le dit même si on ne peut pas ressentir dans nos chairs ce que les gens ressentent. Des gens nous disent que certains morceaux les font pleurer, on a du mal à se rendre compte de cette puissante incidence. Mais, après tout, ça veut dire qu’on a fait notre travail, pas besoin de chercher plus loin. C’est très difficile à imaginer mais ça fait très plaisir.

Vous avez peut-être vous-mêmes déjà été émus et touchés à ce point par des chansons d’autres artistes ?

Théo : Oui mais quand c’est toi c’est toujours différent ! (rires) Tu te connais bien et tu te demandes, dans ce que tu proposes, ce qui peut créer des troubles aussi importants chez les gens.

Est-ce compliqué de se dévoiler ainsi, de parler publiquement de choses très intimes ? Et est-ce plus dur de se dévoiler à deux ? Y a-t-il eu des situations où l’un d’entre-vous avait envie de parler de quelque chose mais pas l’autre ?

Raphaël : Non, cette situation ne s’est pas produite dans le sens où nous sommes un groupe. Il y a une séparation entre moi, Raphaël, et la musique de Terrenoire. Terrenoire c’est un peu le lieu où on peut déposer de la matière en dehors de nous.

Théo : Puis quand on a commencé l’album on ne s’est pas vraiment posés sur une table pour décider ce dont on allait parler. Les morceaux sont arrivés petit à petit et ont constitué un répertoire. Forcément on a parlé de ce qui nous arrivait donc de la mort de notre père. Le répertoire s’est étoffé au fil des mois mais on n’a jamais conscientisé la chose.

Raphaël : Et il y a finalement plein de chansons qui ne parlent pas de la mort. On évoque l’amour, le sexe, des choses très tangibles du quotidien. Ce qui est beau dans une chanson, c’est le mystère, la chose qu’on ne comprend pas. Une chanson peut être lue ou entendue de mille façons. Nous on l’envoie d’une telle manière et les gens peuvent la recevoir d’une autre. Chacun entend une chanson en fonction de ce qu’il est. Il y a autant de manières de comprendre une chanson que de gens qui l’écoutent. D’ailleurs, la toute dernière phrase du disque est importante, elle dit “il y a quelque chose de plus grand que moi”. Ce qu’on a voulu dire par là, c’est que la mort, l’amour ou la sexualité sont des choses très quotidiennes et très banales. Mais ce qui importe, c’est la manière dont on regarde les choses. Cette singularité du regard importe plus que le sujet en lui-même. Il faut être singulier dans les textes et la musique et que ça provoque quelque chose d’inexplicable chez les gens, quelque chose de “plus grand que nous”. On peut parler de n’importe quoi, il faut que ça soit un bout de miroir. En fait, bien écrire c’est trouver le bon angle pour que la lumière qui est en chacun réfléchisse.

Waouh quelle réflexion ! C’est hyper intéressant, et surtout hyper mature de réussir à sortir de ses propres émotions pour en faire un message un peu plus universel, où chacun se retrouve. Auriez-vous été capable d’écrire cet album quelques années plus tôt ?

Raphaël : Oula non ! (rires) Ce qui est étrange dans un disque c’est que tu figes quelque chose qu’on ne devrait pas figer : le mouvement de la vie. On vit des choses éprouvantes qui n’arrivent qu’une fois, comme perdre son père. Ces choses teintent ta vie et donc ta création. Aujourd’hui on ne crée pas la même chose qu’hier et que dans cinq ans. Il y a quand même un fil rouge parce qu’on a un seul visage mais oui, les inspirations évoluent tout le temps. Nous sommes des miroirs de notre environnement. Là, avec l’année qu’on est en train de se payer, on a plutôt envie de composer de la musique très heureuse et très dansante !

En parlant de ça, quand on vous voit sur scène on ressent un fort attrait pour la danse. Est-ce un moyen de vous exprimer au même titre que l’écriture de textes et de musiques ?

Théo : Ce n’est pas travaillé en tout cas, on cherche pas à faire carrière dans la danse ! (rires) Ça a toujours été un rituel, c’est une manière de nous exprimer, de nous libérer. On est quand même une formation sans instrument sur scène, on a juste des machines donc on est heureux d’investir la scène différemment, par le corps par exemple. Prince qui dansait nous a pas mal inspirés. Les performances d’Yves Montant et Brel aussi. Nous, on voulait rendre cette chanson française avec des machines un peu plus rock’n’roll et voilà comment ça a fini ! C’était assez instinctif !

On parle de danse mais je ressens un goût pour l’art en général. A commencer par un attrait pour l’image et la peinture, notamment via vos jaquettes qui ressemblent toutes à des tableaux. C’est également des disciplines qui vous inspirent ?

Théo : Terrenoire, au début, a beaucoup été inspiré de l’œuvre d’Arnold Böcklin qui est un symboliste du 19e. On a toujours beaucoup imaginé des choses à travers le romantisme et la peinture. Ça a eu une place importante au début de Terrenoire pour créer notre ADN esthétique. Mais ça n’a pas été si conscientisé. Ça l’a vraiment été pour la pochette de l’album. On connaissait Leny Guetta, un photographe de profession qui s’est mis à la peinture. On voyait son travail depuis quelques mois et on savait qu’on voulait une de ses toiles. On voulait nous représenter, trouver quelque chose de différent des photos avec des couleurs flashy que l’on voit partout en ce moment parce que l’album ne raconte pas tout à fait ça. On avait envie d’avoir nos visages déformés par ce qu’on venait de vivre, c’était ça l’idée. On voulait mettre des symboles et faire une image impossible à faire en photographie. La mer derrière nous, nos deux visages, un crassier (les buttes de déchets de charbon qu’il y a dans les villes minières). On trouvait ça assez unique, romantique, et semblable à ce qu’on imaginait de Terrenoire à sa création il y a quatre ans.

On dirait même qu’il y a une esthétique commune à tout le projet Terrenoire, notamment entre les jaquettes de l’EP et de l’album.

Raphaël : Oui c’est vrai ! Quand on les met côte à côte, il y a un vert “végétation” un peu. C’est drôle parce qu’il y en a un qui est un gros dézoom d’une course vers une forêt, et l’autre un gros zoom sur nos visages. Les deux pochettes ont du surréalisme, du romantisme et du symbolisme. On adore les symboles et c’est vrai que la peinture permet facilement d’en ajouter.

En parlant de symbole, vous venez de Saint-Etienne et avez pris comme patronyme le nom du village dont vous êtes originaires. Est-ce important d’avoir toujours ses origines en tête pour avancer sereinement ?

Raphaël : Oui c’est un symbole qui dit beaucoup. Terrenoire c’est un lieu simple. On était heureux de pouvoir faire avancer ce lieu simple avec notre parcours musical. C’est marrant, c’est comme faire avancer son enfance avec soi. Cela permet aussi de contextualiser notre musique et de montrer qu’on vient d’un quartier comme tout le monde, ni élitiste ni hype. On aimerait que la musique qu’on fait s’adresse à tous. On vient d’un coin simple et on ne veut pas renier cette simplicité.

J’ai l’impression que cette volonté est commune à toute la scène stéphanoise notamment à Fils Cara, Zed Yun Pavarotti ou La Belle Vie dont vous êtes un peu “les mentors”. Ressentez-vous la même chose ?

Raphaël : Je ne sais pas si on est les mentors, moi je suis juste l’aîné. (rires) Ce qui est sûr c’est qu’on est hyper admiratifs de tous ces projets. C’est vrai qu’il y a une conscience de classe commune à nous tous. Et pour une ville comme St Etienne, ce n’est pas un hasard. La ville a été très prolétaire et ça reste dans l’ADN. Il suffit d’entendre Bernard Lavilliers qui parle d’usine en permanence dans ses textes. C’est sa mantra ! “On vient pas d’un pays mais on vient d’une ville” dit-il dans sa chanson « Saint-Etienne ». Cela aide à comprendre la culture stéphanoise.

Y a-t-il d’autres sujets sur lesquels la scène stéphanoise vous inspire ?

Leur singularité, leur vivacité et leur liberté ! Puis, c’est peut-être pas un argument mais on trouve que c’est vraiment de la bonne musique !

P.-S.

Merci à Raphaël et Théo pour le talent et l’inspiration et à Marie pour l’organisation de cette rencontre.

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