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publié par Mélanie Fazi le 13/10/16
Suzanne Vega
- Lover, Beloved: Songs From An Evening With Carson McCullers
Lover, Beloved : Songs From An Evening With Carson McCullers

Voilà d’emblée un album qui occupe une place à part dans la longue et riche carrière de Suzanne Vega. Parce qu’il découle, déjà, d’un projet de longue date : les dix chansons qui composent Lover, Beloved sont tirées d’une pièce créée à New York en 2011, consacrée à la vie et à l’œuvre de l’écrivaine américaine Carson McCullers, aboutissement d’un projet que Suzanne Vega mûrissait depuis l’époque de ses études. Un ensemble cohérent plus qu’une simple collection de chansons, mais aussi une collaboration avec le musicien Duncan Sheik, co-auteur des morceaux. Une troisième voix émerge tout au long de l’album, celle de Carson McCullers elle-même, narratrice de ces dix tableaux à qui Suzanne Vega prête sa voix au timbre inimitable, empruntant d’ailleurs la majeure partie des paroles aux propres mots de l’écrivaine.

Pour qui a découvert l’auteur du magnifique Le Cœur est un chasseur solitaire à l’adolescence, il est particulièrement émouvant d’écouter cet album, qui crée une connivence inattendue avec une musicienne elle aussi admirée de longue date : on y découvre Suzanne Vega sous un angle nouveau, dans son propre rapport de lectrice à l’œuvre de Carson McCullers. C’est ce qui teinte le single « We of Me », pourtant l’un des morceaux les moins riches de l’album, d’une dimension poignante. Si la chanson est censée évoquer un épisode de la vie de McCullers, un triangle amoureux dans lequel elle était impliquée, les mots renvoient aussi au très beau roman Frankie Addams, histoire d’une adolescente solitaire qui cherche sa place dans le monde et le groupe auquel elle pourrait appartenir (le « we of me » du titre). Nos propres souvenirs de lecture remontent immanquablement à chaque écoute, comme si Frankie elle-même nous chuchotait à l’oreille.

Ambitions contrariées

On avouera une petite frustration à découvrir l’album hors du contexte de la pièce. Si les textes, comme toujours chez Suzanne Vega, occupent une place centrale, on regrette de ne pas toujours comprendre à quoi font référence certaines chansons, bien que certaines soient assez transparentes, allusions à des personnes réelles (« Harper Lee », « Annemarie ») ou aux écrits de l’auteur (« The Ballad of Miss Amelia » qui résume l’intrigue de La Ballade du café triste). Plus qu’une biographie, c’est une suite de fragments de la vie de celle qui se décrit en ouverture, malgré son apparence timide, comme un « papillon de fer » attentif à l’histoire des gens qui l’entourent. « New York Is My Destination » aux cadences jazzy séduisantes ressemble à un extrait de comédie musicale et en explore d’ailleurs un motif classique, celui de l’héroïne qui rêve d’une destinée grandiose en arrivant dans la grande ville. Destinée qui ne suivra pas tout à fait la marche espérée : l’un des morceaux les plus mémorables de l’album, « Harper Lee », voit une Carson McCullers aigrie par l’insuccès dézinguer tous les écrivains concurrents, de Faulkner à Hemingway, de Proust à Virginia Woolf, avec une détestation toute particulière pour sa rivale Harper Lee, auteur du classique Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur. On y découvre Suzanne Vega très à l’aise dans un registre vachard qui fait merveille. La mélodie aux échos bluesy du vieux Sud poussiéreux si cher à McCullers est entraînante et le texte particulièrement drôle.

Adoration et détestation

Sur la forme, l’album peut tout d’abord sembler classique comparé aux précédents, qui se caractérisaient par une certaine recherche formelle et une grande variété de climats musicaux. Il faut quelques écoutes pour comprendre à quel point l’album s’adapte en réalité à son sujet et aux besoins narratifs propres à chaque chanson. On puise ici dans des formes musicales contemporaines de Carson McCullers, entre jazz et blues, des musiques qui auraient pu être la bande-son de sa propre vie. Les ambiances évoquent aussi, par moments, la période jazzy expérimentale de la Joni Mitchell des années 70 (notamment The Hissing of Summer Lawns), qui délaissait le folk classique pour des constructions plus complexes. De par le dialogue avec Duncan Sheik, on s’éloigne ici des formats pop/folk auxquels Suzanne Vega nous a habitués. Les morceaux piano-voix, notamment, sont de toute beauté : « Instant of The Hour After » tout en grâce ensorcelante, et surtout « Annemarie », vraie bouffée d’émotion au cœur de l’album. Beaucoup de chansons parlent d’amour sans jamais le faire ressentir ; ici, quelque chose d’intense et de bouleversant frémit sous la surface, et la voix de Suzanne Vega transmet toute l’adoration de Carson McCullers pour Annemarie Schwarzenbach dont le visage, selon ses propres mots, devait la hanter jusqu’à la fin de ses jours. Les mots « If I could see God, his face would be sacred like yours » sont chargés d’une émotion contenue qui se déploie en nous et résonne comme jamais.

Le banquet des laissés pour compte

Lover, Beloved peut donner l’impression d’un album hybride, dont émerge la vague frustration de ne voir qu’une facette du projet global ; il n’en constitue pas moins un très bel album, riche en moments de grâce, et un exercice intéressant dans sa manière de dessiner en creux un portrait de l’écrivaine, y compris dans des aspects moins sympathiques (sur ce « Harper Lee » irrévérencieux et jubilatoire où tout le monde en prend pour son grade, McCullers la première). « Annemarie », peut-être une des plus belles chansons d’amour de Suzanne Vega à l’égal d’un « In Liverpool », mériterait à lui seul l’achat de cet album. Tout au bout du parcours, « Carson’s Last Supper » nous invite à un dernier festin où sont conviés les riches comme les pauvres, les grands comme les humbles, les paumés et les laissés pour compte auquel McCullers savait si bien donner voix, et l’émotion nous étreint sur ces derniers mots qui auraient pu être mièvres et ne sont que poignants : « The love of my life is humanity ». Une forme d’épitaphe et une conclusion parfaite à ce magnifique hommage.

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publié par le 13/10/16