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publié par yves le 22/11/05
Sufjan Stevens - Un premier whoo-hoo Pour Sufjan!

Sufjan Stevens est assis au bord du canal Saint-Martin en train de dessiner quand j’arrive devant la salle du Point Ephémère. Je suis impatient et intimidé à l’idée de rencontrer l’auteur du formidable “Illinois”, véritable coup de coeur (de maître ?) tombé du ciel en Juin dernier. Le personnage correspond exactement à l’image qu’il dégage sur ses disques : posé, intelligent, et d’une grande classe. Discussion autour de son travail passé, de ses projets futurs, de Woody Allen et de littérature, juste avant son premier concert en France, évènement à marquer d’un pierre blanche.

Lien vers le compte-rendu du concert au Point Ephémère

Lien vers la discographie partielle de Sufjan Stevens

Merci à Nicolas de PIAS pour avoir organisé cette rencontre. Et au Cargo de m’avoir embarqué dans cette aventure...

Le Cargo - Parlons de ton dernier album “Come On Feel The Illinoise”. Il est musicalement très dense, fait 74 minutes de long ; « Sevens Swans » est sorti il y a seulement un an et quelques. Pourquoi as-tu tenu à sortir un nouveau disque aussi rapidement ?

Sufjan Stevens - Hé bien... je crois que j’avais beaucoup d’idées. j’ai été inspiré par tous les documents que j’ai lu à propos de l’état d’Illinois. En fait, je crois que je fonctionne par saisons. En ce moment, je traverse une période très prolifique, et j’en profite au maximum ; je me fais presque un devoir de travailler et d’enregistrer autant que possible.

Le Cargo - beaucoup de personnes ont manifestement participé à l’enregistement de l’album : les Illinoisemakers [1], un quatuor à cordes, etc. Toutes ces personnes ont participé à la composition ou tu l’as fait tout seul ?

Sufjan - J’ai passé la plupart de mon temps à écrire de mon coté. En fait, j’ai tendance à vouloir tout diriger et contrôler les orchestrations. Des musiciens sont venus jouer et je leur écrivais même les partitions. Je voulais aussi superviser l’enregistrement de la batterie, et mettre au point le son des toms avec le batteur.

Le Cargo - Apparemment, tu étais très content du son de la batterie !

Sufjan - Oui, je trouve qu’elle sonne vraiment bien ! En fait ç’a été le premier album sur lequel je ne jouais pas la batterie moi-même, c’était donc assez excitant... mais oui, j’ai passé beaucoup de temps à écrire les orchestrations.

Le Cargo - Aussi les parties de cordes ?

Sufjan - Oui, j’ai tout écrit. Pour ces parties, les sessions d’enregistrement ne duraient que deux heures. Heureusement, les musiciens qui venaient jouer étaient vraiment talentueux, ils assimilaient très rapidement mes partitions et suivaient à la lettre toutes mes indications. C’était assez facile de leur expliquer ce que je voulais vraiment.

Le Cargo - Quand j’ai écouté “Illinois” pour la première fois, j’ai pensé que l’Illinois devait être un endroit génial à habiter. L’album est très gai, extatique. Il me semble avoir lu que tu avais vécu un peu là-bas. Je me demandais si la gaîté de cet album était liée à des bons souvenirs de ton séjour en Illinois, ou si elle reflète simplement l’état dans lequel tu étais cette année, quand tu as écrit ces chansons.

Sufjan - En fait je n’ai jamais vécu là-bas ! (sourire.) Je pense que beaucoup de l’enthousiasme de la musique vient spécifiquement de mon expérience de Chicago et de ma perception extérieure de l’état lui-même. La plupart de ces chansons louent le développement de l’industrie, des personnages héroïques comme Superman ou Carl Sandburg, qui sont des icônes locales... et Chicago, une ville rayonnante et vibrante. Toutes ces choses contribuent à l’esprit de célébration de l’album.

Le Cargo - Tu dis t’être beaucoup documenté sur l’Illinois. Quand je lis la tracklist, j’ai l’impression que l’album est agencé comme un livre, très construit, avec des chapitres, des interludes, etc. J’ai aussi lu que tu avais l’intention d’écrire un roman. Où en es-tu ?

Sufjan - L’écriture est mon premier amour. C’est la raison pour laquelle je suis parti vivre à New-York, pour suivre des études de littérature. A l’époque, la musique était juste un hobby, mais elle est ensuite devenue une sorte de distraction pour exercer ma plume. Je crois que j’utilise aujourd’hui beaucoup de techniques littéraires dans l’écriture de mes chansons. J’utilise des éléments fictionnels pour créer des personnages que je combine afin de construire une intrigue structurée. Les chansons elles-mêmes sont, je pense, très descriptives, riches en informations sensorielles. Donc oui, je pense vraiment qu’“Illinois” veut d’une certaine manière sonner comme un roman. Mais l’album reste avant tout une collection de pop-songs.

Le Cargo - Il est souvent difficile de savoir si tu es en train de parler de ce que tu ressens, ou si tu es en train de raconter une histoire à la première personne. Par exemple, sur “John Wayne Gacy Jr”, tu arrives quand même à te comparer à un tueur en série. Tu n’as pas peur de te lasser de ce genre de pirouette stylistique pour les prochains albums de ton « 50 States Project » [2] ?

Sufjan - Non, pas du tout. Ca dépend comment tu vois les choses. Je ne me force pas à être pertinent ou précis à propos de la culture locale de l’état dont je parle. je pense simplement que ce projet est un excellent contexte émotionnel. Difficile de spéculer sur l’avenir, mais je peux au moins parler des deux albums que j’ai déjà fait. Le premier, “Michigan”, parlait de l’état dans lequel je suis né ; les chansons racontent des expérience personnnelles, des souvenirs. J’ai en quelque sorte idéalisé mon vécu, et c’est ça qui a constitué la matière brute de “Michigan”. Pour “Illinois”, c’est différent, car je n’ai jamais vécu là-bas. J’ai voulu... « traduire » les choses. Peut-être ai-je voulu communiquer mes expériences avec un état d’esprit particulier. Mais je pense que j’y suis parvenu. Les morceaux parlent finalement beaucoup plus de moi que de l’Illinois. J’utilise juste la géographie et l’histoire comme un contexte. Je crois même que c’est plus facile sur le plan émotionnel d’écrire des chansons sur des choses particulière de ma vie, en modifiant le ton : il y a un effet de distanciation. En fait, j’ai été beaucuoup plus objectif sur ce nouvel album, j’avais plus confiance en moi et en mes chansons. Elles prennent beaucoup de liberté avec les faits... et versent souvent dans l’imaginaire. je pense que c’est un bon exercice. Tu vois, une poignée de chansons émouvantes et personnelles, c’est le genre de choses que tout le monde peut faire. J’ai en ai fait avant, et j’aime toujours en faire d’ailleurs. Mais ce projet est un cadre de travail très construit, qui me sert de guide. Je peux expérimenter avec les structures des chansons autant que je veux.

Il y a plus de challenge ?

Sufjan - Oui, exactement ! c’est très ouvert, je ne crois pas que le concept soit restrictif.

Le Cargo - C’est la première fois que tu viens jouer en France et dans une bonne partie de l’Europe. Craignais-tu que les européens puissent passer à côté des nuances de tes textes ?

Sufjan - Oui, je pense que les gens dont l’anglais est une seconde langue perdent réellement quelque chose. C’est un peu comme dans un Woody Allen. Tu regardes le film et il y a certains éléments directs qui amusent le grand public parce que c’est de la comédie burlesque. Les gags sont soudains, explicites, directs... mais il y a un autre niveau d’humour dans ses films. Par exemple, il fait fréquemment des allusions amusantes sur New York, sa ville natale. Si tu es de ce coin, tu as une sorte de vision interne de ces blagues. Je prends un autre exemple... Woody Allen est Juif. il se moque beaucoup de certains clichés, du fait d’être Juif, etc. Donc si tu es Juif, tu ressentiras cet humour avec plus d’acuité... Il creuse plus profondément dans les sous-cultures sociales. Si tu fais partie de cette sous-culture, tu peux alors comprendre des subtilités qui peuvent échapper aux autres. Mais tu n’as pas besoin de vivre à New-York ou d’être Juif pour aimer les films de Woody Allen. Je pense que c’est vrai pour la musique et toute forme d’art se référant à un lieu précis. Pour moi, une chanson bien faite parvient naturellement à évoquer un contexte émotionnel qui aura une résonance dans l’esprit de chacun. Les détails, la géographie, les référence à des figures héroïques créent des détails intéressants, mais tout ça n’est pas vraiment nécessaire en fin de compte. Ils sont accidentels. Par exemple, mes chansons sur des personnalités célèbres s’intéressent au rôle historique que ces héros peuvent avoir dans la société actuelle : des modèles porteurs d’un message, des symboles d’espoir, etc... Je crois que les gens peuvent saisir cela, même s’ils n’ont pas les références exactes en tête.

Le Cargo - Les gens ont tendance à te considérer comme un artiste folk. Tu sais jouer de pas mal d’instruments : le banjo, la guitare, le piano, etc. Tu as fait des trucs assez expérimentaux sur “Enjoy Your Rabbit” par exemple. « Illinois »,lui, sonne à mon sens très pop. Est-ce qu’aujourd’hui, il y a d’autres styles musicaux que tu as envie d’essayer ?

Sufjan - Oui, j’aimerais bien travailler avec des instruments symphoniques... faire des arrangements de violons. J’aimerais bien faire du rock’n’roll sinon. Plusieurs de mes groupes favoris sont des des groupes de rock. J’adore Polvo, par exemple... The Ex aussi. Et Sonic Youth.

Le Cargo - Tu as écouté le dernier album, “Sonic Nurse” ?

Sufjan - Non, je ne l’ai pas écouté. J’adore surtout leurs albums des débuts, les trucs comme “Daydream Nation” ou “Sister”. En fait, je me suis arrêté à “Murray Street”.

Le Cargo - Il est un peu dans le même genre que Murray Street, en plus énergique, je trouve. Les chansons sont très mélodiques et carrément plus accessibles.

Sufjan - Ah, okay. Je suis vraiment admiratif de ces gars, ils ont duré si longtemps et ont fait tellement de choses intéressantes ! j’aimerais bien faire un album de rock exclusif. Mais je crois que je dois d’abord trouver un moyen de m’en approcher, d’adapter ma voix à une musique plus rock... il y a tellement de groupes qui font ça bien, persque trop bien, cette espèce de style écorché. Je voudrais bien faire quelque chose de très bruitiste.

Le Cargo - Bruitiste ??

Je joue beaucoup de trucs dans le genre pendant mon temps libre. Je branche ma guitare avec le son saturé à fond, et j’expérimente. Je me défoule en faisant beaucoup de bruit pendant quelques heures, tout seul en studio. Pour moi, c’est une expérience géniale de mettre de côté les mélodies, les harmonies et se focaliser uniquement sur l’énergie et l’agressivité.

Le Cargo - Ta voix est plutôt douce... tu penses que qu’elle irait bien à un son plus noisy ?

Oui je sais, je crois que je vais devoir changer la manière dont je chante. Ou bien fumer des tonnes de cigarettes et commencer à boire du whisky au petit-déjeuner... (rires.)

Le Cargo - Bonne idée. Sinon, savais-tu qu’il y a une version drum’n’bass de ton album “Illinoise” qui circule actuellement sur Internet ?

Ah bon ?? Non, je ne savais pas ! Ca sonne comment ?

Le Cargo - En fait ça sonne assez kitsch... Apparemment, c’est un DJ new-yorkais qui a fait ça, il a pris une douzaine de morceaux de l’album et les as remixés. il a appelé ça “Illin-noise” !

Sufjan - Non, c’est pas vrai, tu plaisantes, là ! (il se marre.) Tu connais l’adresse de son site ?

Le Cargo - Non, je ne rigole pas, j’ai oublié l’adresse du site [3] mais je suis sûr que tu peux trouver ça facilement avec Google.

Sufjan - Génial, je vais chercher ça.

Le Cargo - J’ai appris hier qu’un de tes amis d’Asthmatic Kitty, John Ringhofer, est sur le point de sortir sous le nom de son groupe Half-Handed Cloud un EP, “What’s The Remedy ?”, auquel tu as participé. Il s’git de chansons que vous avez écrit ensemble il y a deux ou trois ans, d’après le site du label. Sais-tu pourquoi il a attendu tant de temps avant de le sortir ?

En fait, il avait d’autres albums sur le feu qu’il voulait sortir avant. A l’origine, c’était supposé être un split-EP, avec des morceaux qu’il avait écrit et d’autres que j’étais censé apporter. Après avoir achevé l’enregistrement de ses chansons, j’ai trouvé que ça tenait la route comme ça.

Tu as donc juste joué sur ses chansons, mais pas composé.

Oui. J’ai fait des overdubs, et joué de divers instruments. Au début, on s’était dit que chacun composerait cinq chansons que l’autre arrangerait ensuite à sa convenance. C’est très intéressant : John va généralement te proposer un morceau d’une minute de long, compact, et très pop. Il fait dans l’économie. Mes chansons, elles, tendent à être beaucoup plus longues, comme mes albums. Les siens excèdent rarement les 30 minutes... J’adore travailler avec lui parce qu’on s’apporte beaucoup mutuellement. Il joue du trombone dans mon groupe aussi, tu le verras ce soir si tu viens au concert.

Le Cargo - J’y serai. A propos de la durée de tes chansons... il y a un certain nombre d’interludes courts sur “Illinois”, tout de même. Justement, je voulais t’en parler : plusieurs d’entre eux sonnent comme des improvisations. C’est quelque chose que tu aimes faire ?

Sufjan - c’est vrai, il y a de brefs moments qui ont l’air d’être totalement improvisés. A plusieurs moments, tu peux entendre le batteur jouer des parties assez libres. Mais dans l’ensemble, c’était très contrôlé. Par contre, j’aime bien abandonner cette rigidité, être plus spontané et improviser de temps en temps pendant mes concerts. Tu verras, il y a des moments pendant lesquels on fait d’ailleurs un peu n’importe quoi...

Le Cargo - J’ai une dernière question. Désolé, elle est un peu nulle. Tu aimes bien The Cure ?

Sufjan - Oh oui, j’adore The Cure !

Le Cargo - Je suppose que tu vois où je veux en venir. Il y a un très court moment du titre “Come On ! Feel The Illinoise !” qui me fait penser à “Close To Me”. C’est un hommage ?

Sufjan - Oui, c’était intentionnel. Au départ ça ne sonnait pas comme The Cure de manière aussi évidente. C’est au bout de quelques temps que j’ai été frappé par la ressemblance ; j’ai alors décidé de l’accentuer, de la rendre plus explicite.

Le Cargo - Merci beaucoup et bon courage pour ta tournée en Europe !

Notes

[1] les musiciens qui accompagnent Sufjan Stevens en tournée, et fervants supporters de l’Illinois.

[2] Projet visant à écrire un album par Etat des US, entamé par Michigan

Voir la discographie partielle de Sufjan Stevens. pour plus de détails.

[3] Pouf, pouf, la voilà

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publié par le 22/11/05