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publié par Mélanie Fazi le 11/05/22
PJ Harvey - Orlam
Orlam

Sur le papier, le projet était plus qu’intrigant : une séquence de poèmes formant un seul récit, rédigé en dialecte du Dorset accompagné d’une traduction anglaise, fruit de huit années de travail. Même de la part de PJ Harvey, dont la capacité à ne jamais se répéter est quasi légendaire, nous ne l’avions pas anticipé. Et ce, malgré son intérêt marqué pour l’écriture poétique, qui a déjà donné naissance au recueil The Hollow of the Hand. Lequel restait encore assez proche formellement de ses paroles de chansons ; plusieurs des textes en sont d’ailleurs devenus, sur l’album The Hope Six Demolition Project. Orlam, que nous découvrons aujourd’hui avec une curiosité qui se mue très vite en enthousiasme, ne ressemble en rien à ce premier recueil.

Le corps de l’agneau

L’objet lui-même est beau et soigné, un ouvrage cartonné qu’on a plaisir à regarder, à tenir en main, à soupeser. L’élégante police du titre est entourée de dessins de l’artiste offrant déjà un premier aperçu de l’univers de cet ouvrage : insectes, branches, oiseaux, et une forme qu’on identifiera en cours de lecture comme le corps d’un agneau. À l’intérieur, les pages sont aérées pour mieux nous laisser respirer, rêvasser. Ce n’est pas là un livre conçu à la va-vite mais un objet de collection qui appelle à prendre son temps pour s’immerger dans ses pages. Qui appelle aussi à le garder pour mieux y revenir ensuite. On aime ce livre avant même de l’avoir ouvert.

Orlam est malgré tout, pour les lecteurs non anglophones de naissance, même bien familiarisés avec la langue, une expérience de lecture assez ardue ; nous ne prétendrons pas y avoir tout compris. Pour autant, il se veut accueillant et nous fournit des clés pour l’aborder plus sereinement. Outre la traduction anglaise déjà mentionnée, le recueil est agrémenté d’un lexique reprenant les termes de patois en fin d’ouvrage, de résumés en prose des diverses étapes de l’intrigue, et de notes de bas de page explicitant des éléments de folklore ou des références à des chansons populaires comme à des vers de Shakespeare ou de Keats.

Le charme de l’ouvrage tient beaucoup à cet équilibre entre hermétisme et clarté. Il s’agit, après tout, d’un livre de poésie, qu’on ne lit pas comme un roman malgré le fil narratif qui le structure. On le lit pour la langue, qui est belle, dense et riche, lyrique parfois, crue à d’autres endroits, pour les vers qu’on relit parfois tout haut pour les sentir couler, pour le mystère que cache l’envers des mots , et qu’il nous semble parfois à deux doigts de pouvoir toucher. À la prochaine lecture, sans doute, ou bien à la suivante, car il y en aura forcément. On ne fait pas le tour de cet Orlam en une seule fois.

La mort de l’enfance

Le récit se concentre sur une année de la vie d’une fillette de neuf ans, Ira-Abel Rawles, qui grandit dans le village imaginaire d’Underwhelem, dans le Dorset. Le livre épouse le rythme des saisons et se divise en douze parties, une pour chaque mois. Une année cruciale dans la vie d’Ira car c’est celle où se produit ce qu’elle appellera « la mort de son enfance », au fil d’une suite de drames et d’incidents, de la trahison d’un frère adoré qui lui préfère soudain son ami imaginaire, à une première rencontre brutale avec le sexe. L’année aussi où Ira découvre dans le bois de Gore Woods, son refuge, le corps d’un soldat qu’elle nomme Wyman-Elvis et qui devient pour elle une figure religieuse. Beaucoup de choses, dans Orlam, tournent autour de l’univers qu’Ira se construit dans les bois, où l’œil d’un agneau mort accroché dans un arbre devient la figure divine d’Orlam qui veille sur elle, où les coutumes, superstitions, éléments de folklore local imprègnent toutes choses, où la mort, le sexe et la violence sont partout, chez les animaux de la ferme, ceux qui peuplent les bois, chez les humains, où les pires menaces peuvent se cacher dans les maisons voisines. Ce mélange singulier de candeur et de violence rappelle par moments le premier roman de Nick Cave, Et l’âne vit l’ange.

Ira s’interroge aussi beaucoup sur elle-même, qui ne se sent « ni fille ni garçon » (et possède d’ailleurs deux prénoms habituellement masculins) ; voyant castrer les agneaux de la ferme, elle songe qu’ils sont comme elle, désormais asexués. Un thème qui parcourt tout le récit et qu’on peut rapprocher du trouble imprégnant les premiers albums de la toute jeune chanteuse à l’allure alors androgyne, qui explorait de manière franche et crue son rapport au sexe, au corps, à la féminité, dans des chansons intenses qui ont pu être interprétées à tort comme relevant d’une revendication féministe. Le décor, lui aussi, est familier pour qui connaît l’univers de PJ Harvey et ce qu’elle a dévoilé en interview de son enfance dans la campagne du Dorset (on pense aussi à certaines chansons de l’album White Chalk). Bien que le récit lui-même soit fictif, le cadre se nourrit sans doute beaucoup de souvenirs personnels.

Naissance d’une poétesse

On s’habitue étonnamment vite à cette lecture tiraillée entre les deux versions, anglais contre patois ; on mémorise rapidement certains termes, « gurrel » pour « girl  », « soonere  » pour « ghost  », on note avec amusement que « bumblebee » (bourdon) se dit « dumbledore » dans ce dialecte. Si certains passages nous ont semblé plus opaques, reflet peut-être de la confusion mentale d’Ira à mesure que progresse cette année de perte d’innocence, les grandes lignes restent toujours claires et une partie du plaisir consiste à savoir qu’on y reviendra. Sitôt terminé le livre, on se replonge d’ailleurs dans les premières pages de « Janvier », pour y être accueilli par le poème même qui conclut l’ouvrage, comme en écho au cycle sans cesse répété des saisons. Une nouvelle année commence mais elle ne sera pas la même pour Ira – il en va de même pour notre œil qui relit désormais les poèmes différemment, traque les échos, les signes annonciateurs, cherche à comprendre un peu plus en profondeur. Avec l’immense plaisir d’une immersion qu’on ne s’autorise pas toujours dans un quotidien surchargé, et qui fait un bien fou.

Orlam n’est pas un ouvrage qui parlera à tout le monde, même parmi les fans de PJ Harvey. Mais pour celles et ceux qui adhèreront à l’expérience, ce sera un moment fascinant, ne serait-ce que pour la beauté de la langue poétique qui s’éloigne beaucoup de son style de parolière. Plus encore que The Hollow of the Hand, Orlam signe la naissance d’une poétesse à part entière, qui inspire plus que jamais le respect. Et pour celles et ceux qui préfèrent s’en tenir à la musique, il semblerait qu’un nouvel album soit annoncé pour l’an prochain.

NB : Le livre peut être commandé directement sur le site officiel de l’artiste.

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publié par le 11/05/22