Quelle chose étrange que cet album-là. Aux premières écoutes perplexes, on le retourne dans tous les sens pour chercher par où l’aborder. Commençons par les faits : cet album est né en Allemagne d’une rencontre entre Phoebe Killdeer, bien connue de nos services et fraîchement établie à Berlin, et les musiciens expérimentaux Thomas Mahmoud-Zahl et Ole Wulfers, avec la participation de l’actrice et chanteuse Maria de Medeiros. Voilà pour le casting. Pour mieux s’immerger dans cette expérience musicale déroutante, mieux vaut ne pas s’attendre à y trouver ce qu’on allait chercher dans le travail de Phoebe Killdeer avec son groupe The Short Straws – on s’aventure ici sur un tout autre territoire.
Plans-séquences et grain poisseux
C’est déjà qu’il s’agit moins de chansons que d’expérimentations sonores aux allures de collages, dont on s’interroge sur la part d’improvisation. En découvrant l’album, on se surprend à lui trouver une vague parenté avec certaines B.O. des films de Quentin Tarantino, de par la présence de répliques évoquant des citations – avant de comprendre que cette impression subliminale tient sans doute à la voix si reconnaissable de Maria de Medeiros. Lorsqu’on l’entend demander « Can I have vanilla with strawberries on top, please ? » sur « Dream B », nous voilà traversé par d’inévitables flashes de Pulp Fiction.
Cela étant, si l’on se trouve à des lieues, musicalement, des compilations de tubes et curiosités qui illustrent ses films, la comparaison n’est peut-être pas sans fondement. Toutes les descriptions qui nous viennent pour tenter d’expliquer cet album sont d’ordre cinématographique. The Piano’s Playing The Devil’s Tunes s’inscrit dans cette catégorie d’ovnis musicaux qu’on pourrait décrire comme des B.O. de films imaginaires. Celle d’un film résolument noir ici. On imagine le grain de l’image poisseux, des noirs et blancs passés, des plans-séquences hallucinés et un montage où les scènes se télescopent de manière souvent chaotique. Le travail sur les voix renforce cette impression, en plus de nous fournir un premier point d’accroche pour entrer dans cet univers. Phoebe Killdeer et Maria de Medeiros pourraient être deux des protagonistes de cette histoire. La première, avec son timbre grave, son phrasé tranchant et son chant proche du spoken word, serait un personnage inquiétant aux intentions douteuses ; la seconde, à qui sont attribués les passages les plus narratifs, pourrait être une fausse ingénue qui navigue en toute insouciance dans les eaux les plus troubles.
Collages sous acide
On se prend, au fil des écoutes, à chercher des liens entre les différents extraits de ce film imaginaire sous acide, ces bribes de dialogues privées de contexte. On cherche à relier les points sans bien savoir ce qui relève de notre propre imagination – et c’est peut-être là que l’album est le plus intéressant, dans ce qu’il nous laisse construire autour de ce qu’il nous livre effectivement. Les sous-entendus sont riches de possibilités. Le jeu sur les bruitages renforce cette impression de construction narrative. Ici, un bruit de clés ou de pas, ici les sirènes d’une voiture de police, là des soupirs inquiétants ou des sons qu’on hésite à identifier comme des cris. On avance dans cet album comme dans un rêve éveillé ou un trip sous acide, sans être bien sûr de ce que l’on perçoit. Le mélange de malaise et de fascination qui naît ici est quasi lynchien par moments. On pense aussi, de manière plus surprenante, au travail d’Akira Yamaoka sur les incroyables B.O. des jeux vidéo Silent Hill : une même manière de triturer les sons, de tordre la matière pour mieux nous perturber en suggérant des hors-champ menaçants.
Les accords du diable
Certains des passages les plus marquants sont ceux où les percussions occupent une place plus centrale. Notamment sur l’excellent « The Story About The Wind », l’un des morceaux les plus narratifs, où Maria de Medeiros nous conte une histoire de traversée du désert en voiture ; ou bien sur l’effrayant « Howling Wolf » où le piano et les sonorités électroniques rivalisent de menace contenue, de folie sous-jacente. Sur « Digging in The Desert » à la ligne de basse envoûtante et au motif orientalisant, on croit entendre brièvement des échos des thèmes de Goblins chez Dario Argento – on en revient, une fois encore, au langage du cinéma et au dialogue qu’y entretient la musique avec les images.
On se surprend à imaginer à quoi pourrait ressembler ce film-là sur un écran. Quelque chose d’expérimental et de barré, qui flirterait avec le malaise pour mieux nous accrocher. Un film découvert aux petites heures de la nuit sur une télé à l’image granuleuse et dont les scènes nous resteraient en tête presque malgré nous. Cet album, disions-nous, est une chose étrange, qui vous gagne quand vous vous y attendez le moins. Et quand la voix de Phoebe Killdeer vous répète, comme un mantra hypnotique, « The piano’s playing the devil’s tunes », on se plaît à imaginer que c’est effectivement le diable qui inspire ces accords-là.