moments précieux
Les concerts réservent parfois des moments précieux dont on sait sur-le-champ qu’on les gardera longtemps en mémoire. Parmi ces émotions-là, voir Patti Smith sur scène pour la première fois et l’entendre réciter le célèbre « Jesus died for somebody’s sins but not mine » en prélude à Gloria. J’avais vécu ce moment-là au Nouveau Casino, le 25 mars 2004 ; à entendre les commentaires échangés dans la salle à l’issue du deuxième concert donné au Bataclan, beaucoup venaient de ressentir la même chose ce soir-là.
Difficile de livrer un compte-rendu objectif quand il s’agit d’une pointure comme Patti Smith, en raison de son parcours aussi bien que du rapport très personnel que chacun entretient avec sa musique. Ceux qui l’écoutent depuis leur adolescence, qui l’avaient vue sur scène à l’époque de Horses ou Easter et revenaient la voir des années après, en parleraient sans doute différemment. Et pas seulement parce que le tout premier concert, surtout vécu du premier rang, a quelque chose d’intimidant : il faut le temps de s’habituer à cette présence, à cette voix, d’oublier l’icône pour voir la personne qui se donne en spectacle sous nos yeux. Pour ma part, je suis de la génération (née trop tard pour avoir vécu la sortie de « Horses ») qui l’a découverte au moment de Gone again en 1996. C’était le cas, visiblement, d’une moitié du public présent les deux soirs.
Cargaison de linge
Pour l’anecdote, ceux qui patientaient déjà une heure avant l’ouverture des portes ont eu la surprise de voir Lenny Kaye, Jay Dee Daugherty et Tony Shanahan faire des allers et retours entre le Bataclan et la laverie voisine, pour repasser à un moment donné avec toute une cargaison de linge. La veille, au même endroit, c’était Patti Smith elle-même qui ressortait munie d’un appareil photo antique pour immortaliser la façade du bâtiment, indifférente aux réactions qu’elle suscitait.
Pas de première partie, ni le premier soir ni le deuxième, mais il n’y en avait pas besoin pour chauffer le public, surexcité dès son arrivée. Nettement plus respectueux et moins chahuteur le deuxième soir, dans l’ensemble. La chaleur étouffante du mercredi devait sans doute porter sur les nerfs de tout le monde, musiciens et public compris. Toujours est-il que le concert lui-même sera nettement plus intense le deuxième soir, avec une Patti Smith plus présente et énergique dès les tout premiers titres. Elle arrive sur la scène (foulant un immense tapis installé pour l’occasion) avec un tournesol à la main, vêtue d’un jean, d’un T-shirt blanc arborant le signe de la paix dessiné au marqueur, d’une veste noire où l’on reconnaît, parmi plusieurs badges, un portrait de Rimbaud.
fatalement classique
Elle démarre en douceur avec un Trampin’ très calme, enchaîne avec Jubilee, avant de commencer le mélange des époques avec un Break it up superbe. Derrière elle, un écran diffuse des images adaptées au contenu de chaque chanson : images de tombes ou de manifestations, portrait de Marlon Brando, de Jim Morrison ou de Gandhi, de sa propre mère pendant Mother Rose. De toutes les chansons, ce sont fatalement les classiques qui suscitent les réactions les plus vives parmi le public. Pas que les autres manquent d’intensité (Peaceable kingdom et Cash sont superbes), simplement le rapport affectif n’est pas le même, ces chansons-là n’ont pas encore eu le temps de nous devenir assez familières.
Une évidence s’impose, à chacun de ses concerts : ce n’est pas là un spectacle que l’on va voir par nostalgie (raison qui m’avait longtemps fait hésiter avant de franchir le pas). Pas seulement non plus par curiosité, ou pour dire de l’avoir vue au moins une fois. Aujourd’hui, en 2004, on va voir Patti Smith parce qu’elle reste une artiste de scène proprement hallucinante.
Le concert connaît sa première envolée sublime avec Birdland, morceau de bravoure de Horses. L’intensité du moment est à la hauteur de la version du disque : début lent et calme, où elle se contente de lire les paroles dans un livre, puis la tension monte peu à peu. On éprouve alors l’impression hybride de retrouver les sensations du disque, mais aussi de la voir recréer le moment, surtout lorsqu’elle semble partir en transe vers la fin (« Take me up, up, up... »). Easter, dédiée à Lizzy Mercier-Descloux décédée depuis peu, donne lieu à un autre de ces moments de grâce, entre l’émotion née de la voix elle-même, les gestes des mains qui hypnotisent le public, l’impression d’abandon et de légèreté lorsqu’elle répète sans fin « Isabella, all is glowing... ».
sourires radieux
D’autres classiques un peu moins subtils cassent véritablement la baraque : je n’ai jamais trop apprécié People have the power ni surtout Because the night, mais ce sont d’excellentes chansons de scène à l’énergie vraiment contagieuse. Dans ces moments-là, Patti Smith anticipe les réactions du public et en joue, le laisse reprendre certains refrains à sa place, s’avance en bord de scène pour tendre le micro vers la foule. Avec son mélange d’arrogance, de charisme et d’agressivité, elle fait peur une seconde (pendant la transe de Birdland notamment) et rassure la seconde d’après par ses sourires radieux.
Après un 25th floor d’une violence incroyable, un Dancing barefoot en état d’apesanteur, vient un autre moment d’anthologie après le rappel. Ce sera Radio Baghdad, un des sommets de Trampin’. Début très lent où Patti prend la clarinette, puis récite ce texte davantage scandé que chanté, peut-être en partie improvisé (la version semble varier par rapport à la veille). Montée progressive de l’orage, explosion brutale. Le résultat est tout simplement épique, à l’égal du Birdland d’un peu plus tôt.
Reste le temps d’un seul titre qui ne peut être que Gloria. Il faut avoir vu le large sourire de Patti plantée en bord de scène, qui regarde la foule lui renvoyer le refrain en écho. Bientôt trente ans, et ce titre n’a rien perdu de sa force. On s’attendrait à ce que l’interprétation, avec le temps, soit devenue plus pro, plus carrée, ce qui est le cas d’une certaine manière, mais la spontanéité est toujours là. Et on se demande fatalement : cette chanson qu’elle a dû répéter quelques centaines de fois depuis 1975, comment arrive-t-elle encore à lui insuffler une telle énergie ? Elle semble l’offrir en fin de concert comme une récompense ou un moment de communion ; j’ai repensé, dans un genre différent, à Suzanne Vega offrant Luka au public avec l’air de le remercier. Avec la conscience, aussi, d’un titre qui a cessé de lui appartenir depuis longtemps.
Au terme de presque deux heures d’une incroyable intensité, on quitte le Bataclan en songeant, pour nous qui n’avons découvert sa musique que récemment, que Patti Smith n’a rien perdu de la puissance que promettaient ses disques. Et que les concerts d’il y a plus de vingt devaient sans doute ressembler au moment vécu ce soir-là.