S’il y a une discipline difficile à rendre palpitante à l’écran, c’est bien le jeu d’échecs. De par sa complexité qui peut vite perdre le spectateur profane, mais aussi de par l’aspect statique de la pratique, aux effets limités sur un plan visuel. La réussite de The Queen’s Gambit n’en est que plus éclatante ; il faut un sacré talent, et une indéniable maîtrise, pour parvenir à rendre les choses si fluides à l’écran qu’elles créent une illusion d’aisance. Jusqu’à ce qu’on se rappelle que non, rien de ce qu’on vient de voir ne coulait de source, quand tout semblait pourtant si accessible et si évident.
L’obsession salvatrice
Adapté d’un roman de Walter Tevis paru en 1983 (Le Jeu de la Dame, titre français de la série), The Queen’s Gambit suit le parcours de Beth Harmon (Anya Taylor-Joy), rescapée à neuf ans d’un accident de voiture dans lequel elle perd sa mère. Pensionnaire de l’orphelinat Methuen Home, elle surprend le gardien taciturne en train de jouer aux échecs au sous-sol et lui demande, fascinée, de lui apprendre les règles. Beth témoigne très vite d’une intuition stupéfiante autour du jeu, pour lequel elle développe une véritable obsession. Adoptée tardivement par un couple sans enfants, elle s’inscrit à ses premiers tournois où elle bat ses opposants à plate couture. Dès lors, la série de Scott Frank (Godless) et Allan Scott retrace son ascension, contant l’histoire d’une passion absolue autour de laquelle une vie détruite se reconstruit.
L’une des idées les plus fortes de The Queen’s Gambit consiste à raconter l’histoire d’une femme qui s’impose dans un milieu traditionnellement très masculin. Elle pourrait être le pendant féminin de Bobby Fischer, qui ne semble pas exister dans l’univers de la série mais dont elle est pourtant contemporaine, l’intrigue se déroulant dans les années 60. (Les Beatles non plus n’y existent pas, à en croire l’expression « plus célèbre que les Monkees » placée discrètement dans un dialogue.) Le personnage lui-même est superbement construit, loin de se limiter au simple effet de surprise consistant à féminiser un rôle généralement masculin. Beth y est décrite comme solitaire mais farouchement déterminée : son obsession guide sa vie entière et lui confère une assurance qui la propulsera loin. Anya Taylor-Joy lui prête un grand charisme et une classe folle, opérant une transformation stupéfiante de l’adolescente ingrate et mal fagotée du début à la championne brillante et élégante qui bataille contre une addiction à l’alcool.
Le théâtre des enjeux
Détail secondaire mais assez inhabituel dans la fiction pour être intéressant, il s’agit d’un rare personnage féminin à n’être quasiment pas défini par ses histoires d’amour, quoique le sujet ne soit pas éludé pour autant : ce sont les échecs qui occupent la place centrale dans sa vie, et si Beth est montrée comme solitaire, elle est avant tout dépeinte comme indépendante, entourée d’amis et d’alliés fidèles. La relation avec sa mère adoptive, femme au foyer doublée d’un pianiste amatrice aux rêves tués dans l’œuf qui sera son premier soutien, est particulièrement juste et touchante.
Outre cette héroïne qui crève l’écran, l’autre aspect le plus captivant tient à la mise en scène des tournois, qui témoigne d’une variété et d’une inventivité assez rares. Les parties se succèdent sans se ressembler et surtout sans jamais lasser. Un soin particulier est apporté à ces scènes-là, qui les rendent immédiatement lisibles par le spectateur, quelle que soit sa connaissance des échecs. Les dialogues, le jeu d’acteurs, les postures ou la façon dont les mains déplacent les pièces, avec assurance, arrogance ou hésitation, tout concourt à clarifier pour nous ce qui se joue sur l’échiquier et autour de lui, sans jamais que les procédés semblent artificiels ou redondants. Il y a dans ces scènes une grande vitalité et un réel suspense, ce qui n’est pas un mince exploit pour des séquences montrant deux adversaires assis qui ne font en réalité que déplacer des pions. Le déroulement des parties semble avoir fait l’objet de recherches et de réflexions poussées ; ainsi les coups joués par les personnages sont-ils inspirés par de célèbres parties réelles, et les dialogues sont remplis de juste assez de termes techniques pour créer un solide effet de réel sans perdre le spectateur en route.
Avec panache
Si l’on devine assez tôt quelles seront les grandes lignes du récit et la conclusion logique vers laquelle il semble vouloir tendre, The Queen’s Gambit reste captivante de bout en bout, grâce à l’attachement éprouvé pour ce splendide personnage ; la question n’est pas tant de savoir jusqu’où ira Beth mais de quelle manière, avec quels détours, quels enjeux, et ce qu’ils lui coûteront ou non en chemin. Et la série de se conclure où elle devait aller, avec panache, dans un dernier épisode riche de suspense comme d’émotion, sur une ultime séquence qui laisse un grand sourire aux lèvres. Une série que l’on quitte avec regret mais dans la joie. Une série brillante mais sans esbroufe, exigeante et accessible à la fois, que l’on brûle ensuite de recommander autour de soi, de mettre devant tous les yeux, car on voit mal qui pourrait ne pas l’aimer. Et parce que The Queen’s Gambit, même lorsqu’elle plonge ses racines dans la noirceur et la gravité, ou peut-être pour cette raison même, fait tout simplement un bien fou. Alors autant partager cette joie-là.