Dans la présentation de la troisième session Cargo que nous a accordée Shara Worden, un autre matelot disait l’avoir trouvée changée lors de cette rencontre : plus calme, plus sereine, plus lumineuse. On le croit sans peine en découvrant All things will unwind : c’est à peu de choses près l’effet que nous a fait ce troisième album. Les deux précédents étaient splendides et inventifs, parfaite synthèse de l’esprit pop et des influences plus classiques de Shara Worden. Mais c’étaient aussi deux albums habités par une profonde tristesse. Alors que celui-ci, à la première écoute, nous a semblé d’une légèreté inattendue. Impression en partie trompeuse : cette tristesse est toujours là, tapie dans les recoins. Notre perception de cet album semble fluctuer en fonction des jours et des humeurs. Parfois, on se dit qu’il respire la joie de vivre. À d’autres moments, on le trouvera d’une mélancolie contagieuse.
Vermines et banquiers
Sur le site de My Brightest Diamond, Shara Worden raconte la genèse de la chanson “Be brave” en parlant d’une subite prise de conscience des problèmes du monde qui l’entoure. On le ressent effectivement sur toute la longueur de l’album. Les paroles des deux précédents étaient habitées par d’étranges métaphores et des histoires de tragédies intimes. Le ton est ici plus direct et plus épuré à la fois. Les paroles évoquent à demi-mot la crise, la pauvreté, la moralité douteuse de vermines qui prennent le nom de banquiers, d’avocats et de voleurs (“There’s a rat”). « When you’re privileged, you don’t even know you’re privileged/When you’re not, you know », chante Shara sur le jubilatoire “High low middle” aux accents de comédie musicale, qui n’est pas sans évoquer les oeuvres du duo Brecht/Weill. « Oh God, what’s my responsibility ? » s’interroge-t-elle sur le splendide “Be brave” à la rythmique lancinante. Pour autant, l’album ne cède jamais au piège de la dénonciation pesante : on reste davantage dans le registre de la suggestion.
Baume au coeur
Peut-être la légèreté dont nous parlions plus tôt permet-elle de contrebalancer la gravité du propos. “High low middle” n’a pas le texte le plus réjouissant, mais rarement un morceau de Shara Worden nous aura à ce point mis le sourire aux lèvres et le baume au cœur. À l’inverse, “I have never loved someone the way that I love you” dédié à son jeune fils Constantine, qui clôt l’album sur une lueur d’espoir, possède une mélodie dont la tristesse prend à la gorge. Si l’album est moins ouvertement expérimental que les précédents, on ne sait jamais vraiment sur quel pied danser. Notre seule certitude tout du long, c’est la qualité de l’écriture, la finesse des arrangements, la pureté de la voix, et l’exigence qu’on attend de chaque album de My Brightest Diamond. S’il fallait émettre un reproche, un seul, ce serait le caractère un peu inégal de l’ensemble, mais c’était déjà le cas des albums précédents : quelques chansons qui sont autant de fulgurances, pour d’autres tout aussi belles mais qui peinent un peu plus à imprimer la mémoire. Mais des morceaux comme “Be brave”, “High low middle” ou “We added it up”, jolie variation jazzy sur le thème classique des caractères opposés qui s’attirent, s’incrustent sournoisement pour ne plus vous quitter de la journée.
Rébus
La pochette d’All things will unwind, avec ses faux airs à la Björk, évoque finalement un rébus qui tenterait de résumer l’album. Shara y devient une chanteuse de cabaret à la robe extravagante et colorée. Mais au cœur de la photo, son visage de madone traduit toute la pureté, la beauté, la lumière qui habitent ses compositions. C’est peut-être bien à ce jour le plus bel album de My Brightest Diamond. C’est en tout cas, sans aucun doute possible, le plus accueillant.