ou le rapport entre un mauvais groupe de dance suédois et la fin du capitalisme
Qui se souvient du groupe Army of Lovers, qui sévissait de sa dance écoeurante à la fin des années 80 ? Personne ? Tant mieux. Contemporain et compatriote de Roxette et Europe, il représente ce que l’époque à vu naître de pire.
Bravo à ceux qui ont tenu jusqu’au bout. Cela dit, les anglais avaient à ce moment-là Erasure, les allemands Modern Talking, les italiens Al Bano & Romina Power et nous, Début de soirée. Alors personne n’a vraiment intérêt à trop la ramener.
Où je veux en venir ? Eh bien il se trouve que derrière les "oeuvres" les plus anecdotiques, il y a parfois de véritables visionnaires. S’il est facile d’estimer que la petite plaisanterie de bon goût que vous venez de voir est l’oeuvre de quelqu’un qui ne se prend pas au sérieux, il faut un peu plus d’imagination pour voir en lui le sociologue, philosophe et homme d’affaires qu’il est réellement. Arborant casquette, barbe et short en toute saison, Alexander Bard passe au mieux pour un original, sinon pour un illuminé en Suède, pays où le sport national est de ressembler à tout le monde. C’est néanmoins un redoutable entrepreneur, à qui il faut reconnaître le mérite d’avoir - entre autres - fondé en 1992 Stockholm Records, la plus grande maison de disques indépendante de Scandinavie, tombée depuis dans le giron de Universal.
Nous voilà à ce qui fait l’objet de ce billet : en 2000, il publie avec son petit camarade Jan Söderqvist, journaliste au Svenska Dagbladet (l’un des deux principaux quotidiens suédois), le livre Nätokraterna ("les nétocrates"). Les deux compères y échaffaudent la théorie selon laquelle nous serions en train de vivre un bouleversement social comparable aux mutations du siècle des Lumières, qui vit le renversement des monarchies et le passage à l’ère industrielle et capitaliste. De manière analogue, nous serions selon eux en train de passer aujourd’hui du capitalisme à l’informationalisme, avec sa classe dominante et sa classe inférieure. Désormais, ceux qui détiennent le véritable pouvoir sont ceux qui savent trier et transmettre l’information. Ce sont les "nétocrates", la "nouvelle élite de l’après-capitalisme". La valeur-clé n’est plus l’argent, mais l’information. Les fondateurs de Google, les auteurs de Wikipedia, les bloggeurs, les distributeurs de logiciels open source et bien sûr, les rédacteurs du présent Cargo (hé hé) sont des nétocrates. Les consommateurs passifs d’information constituent le consumtariat, par analogie avec le prolétariat de l’époque féodale.
Prenant un recul monstre sur la société, Bard et Söderqvist estiment que l’avènement d’internet constitue la révolution la plus profonde depuis l’invention de l’imprimerie : une nouveauté qui apporte le savoir à un nombre considérable de personnes. Pour trouver une information, l’important n’ést plus de connaître l’ordre alphabétique, mais de trouver le mot-clé le plus pertinent. Traduit en douze langues, c’est seulement cette année, soit huit ans plus tard, que le livre devient disponible en français. Loin d’être obsolète, leur théorie n’en paraît que plus juste, en ces temps de panique boursière qui bousculent l’ordre établi du capitalisme et en signalent peut-être l’arrivée aux limites. On déplorera seulement qu’en grands admirateurs de Lacan, Deleuze, Darwin ou Foucault (Michel, pas Jean-Pierre), les auteurs se complaisent un peu trop dans le vocabulaire ésotérique des philosophes, rendant le truc un peu indigeste, mais malgré tout, passionnant. A lire donc au calme, avec un peu de temps et un bon tube d’aspirine.
En guise de décodeur, une interview de Bard et Söderqvist sur France 24, le 24 avril 2008 :
Si je puis me permettre, Al Bano et Romina Power, c’était quelques bonnes années avant Army of Lovers et Début de soirée - dixit celle qui a subi quelques compiles de variète italienne quand elle était petite.
Et perso, je m’en souvenais, d’Army of Lovers. Malheureusement, ça fait partie des trucs pas bons qu’on retient malgré soi. ;)