Il fut un temps où l’on cessa, non sans un certain déchirement, de considérer Paddy McAloon comme le Messie de la pop anglaise. Parce qu’à l’éblouissement du foisonnant chef-d’œuvre Jordan : the comeback avait succédé un long silence de sept ans, au-delà duquel Andromeda Heights avait peiné à convaincre malgré quelques pépites. Nous n’avions donc abordé les albums suivants que du bout des oreilles, peut-être à tort, mais sans parvenir à vraiment s’y plonger. C’est qu’on n’aime jamais se voir rappeler que nos héros d’adolescence sont humains et faillibles. Surtout cet homme-là, cet orfèvre mélodique aux textes si intriguants et à la voix si belle. Cet illuminé génial capable de composer un diptyque sur Jesse James alliant symphonie et boléro, capable de tutoyer le divin quand sa voix se mêlait aux chœurs cristallins de Wendy Smith sur « The ice maiden » ou « Hallelujah ». Ce doux dingue idéaliste qui jouait avec les légendes pour façonner la sienne, dans sa quête permanente de la chanson pop parfaite. La peur d’une nouvelle déception étant trop grande, on prit donc ses distances. Sans doute à tort, mais le cœur a ses raisons et les passions musicales de nos quatorze ans plus encore. Comment se remettre d’avoir rencontré l’univers de Prefab Sprout à cet âge impressionnable ?
Le diable et le magicien
Seulement, quelques personnes de goût, elles-mêmes marquées dans leur adolescence, soutenaient que ce Crimson/Red changerait la donne. Alors on s’y aventure prudemment. Tous les réflexes braqués comme on hérisse ses plumes, avec cette petite voix qui nous murmure « Qu’est-ce que tu attendais », qui nous siffle « Ce ne sera plus comme avant. » Jusqu’à ce qu’une première mélodie nous saisisse par les souvenirs. « Devil came a-calling » a la saveur d’autrefois. Cet art de la mélodie qui est là, tout simplement, évident et parfait devant nous. Et qui échappe aux mots tant il joue sur un ressenti profond. Loin de tout sens critique, il fait vibrer cette corde unique que seul Paddy McAloon savait éveiller.
Et plus loin, « The Dreamer ». Puis « The old magician ». Le doute n’est plus permis. C’est lui. C’est Paddy. Ni le fantôme de son talent, ni la pleine puissance de son génie, mais quelque chose entre deux qui réveille de si beaux souvenirs. Une impression de familiarité qu’on croyait révolue. Cette façon unique d’agencer ses mélodies, la chaleur de sa voix si belle lorsqu’elle en épouse les contours, et cette émotion si particulière qu’il parvient à en tirer. Elle n’a pas de nom, sinon une forme de douce euphorie, mais elle convoque aussitôt les ombres de Steve McQueen, de Swoon, de From Langley Park to Memphis. Rappelez-vous « Hallelujah », « The Venus of the soup kitchen », « Looking for Atlantis » et vous comprendrez peut-être. Cette émotion-là, cette façon de caresser les mots, elle est ici, intacte. Dans l’histoire de « Billy » tirant des sons sublimes d’une trompette abandonnée dans la neige. Dans le pacte conclu avec un diable retors (« Devil came a-calling »). Dans l’histoire d’un vieux magicien et celle du plus grand voleur de bijoux du monde.
Vivant
Alors oui, sans doute, l’album a ses défauts. Les arrangements, souvent maladroits, manquent de subtilité – mais serait-ce la première fois ? Des fautes de goût semblables ne nous empêchaient pas d’aimer profondément un Protest Songs bancal. « Adolescence » désarçonne en même temps qu’il séduit, par sa rythmique électronique en décalage avec un chant parfois forcé. « Grief built the Taj Mahal » ou « Mysterious » glissent sur nous sans trouver prise. Les chansons que l’on qualifierait vraiment de perles ne sont que cinq sur cet album. Ça pourrait sembler peu. Mais ces cinq-là, dans toute leur splendeur mélodique, on avait tellement cessé de les espérer. Nous sommes en 2013, Paddy McAloon est vivant, et le héros de nos quatorze ans l’habite encore. C’est lui le rêveur, le vieux magicien évoqué sur cet album. Lui qui n’a pas encore tout donné. On ose à peine y croire, et pourtant le miracle est là, dans cet album imparfait mais qui fait ressurgir en nous cette phrase de « Cars and girls » qui n’a jamais sonné si vrai : « Guess this world needs its dreamers/May they never wake up ».