Le morceau commence avec une guitare qui tourne, tourne, et nous on chavire, chavire, dès les premières notes, inexorablement. On n’avait rien demandé, on écoutait tranquillement Nadia Reid sur une plateforme de streaming musical et comme souvent on s’attardait un peu après l’album, curieux de ce que la plateforme allait nous proposer, quand cette ritournelle bouleversante est apparue et s’est ancrée profondément. "Gonna be leaving", Abigail Lapell, inconnue au bataillon. Pourtant avec le temps on en a quelques-unes à notre actif, des folkeuses talentueuses. Mais non. Quoiqu’il en soit la magie opère et le morceau fait tourner les arpèges de guitare à la perfection ; au premier tour c’est la surprise, au deuxième tour c’est toute la mélancolie du monde qui s’invite, suivie de près par la basse et la batterie. On est déjà complètement ailleurs lorsque le chant vient clore tout potentiel débat. Ca faisait très longtemps qu’un morceau ne nous avait pas fait un tel effet. Et le piano, les deuxièmes voix ne sont pas non plus étrangers à cette magie. On frôle la chanson parfaite et on ne résiste pas à l’envie de vous la mettre en version live dès maintenant avant de parler un peu plus des disques à l’actif de cette song-writeuse canadienne.
mélancolie
Or il se trouve que ce morceau est sur un album sorti en 2019 et qui s’appelle Getaway. Ce n’est pas le plus récent, ce n’est pas le plus ancien, c’est le plus, tout court. Il nous livre une Abigail Lapell en état de grâce, au sommet de son art. Les chansons s’enchainent et son chant puissant porte les morceaux enlevés comme les doux, comme une évidence. C’est sur la distance d’un disque entier, de ce disque particulièrement, que sa voix nous interpelle et nous conquiert. Guitare ou piano. Calme ou tempête. Tous les morceaux fonctionnent, tous nous font voyager. Une mention spéciale pour leur habillement délicat, instruments à corde, à vent, tous sont subtils et au service du morceau. Et puis il y a les inévitables titres marquants qui viennent former la ligne de défense derrière l’extraordinaire "Gonna be leaving". Ce "Halfway to Mexico" qui reste en tête des jours entiers. Le magnifique et désarmant "Sparrow for a heart". La fin vibrante et réjouissante de "Little noise". Jusqu’au dernier morceau, "Shape of a mountain", qui nous berce et nous laisse désemparés sous le poids d’une mélancolie sans âge. Mélancolie qu’on ne peut gérer autrement qu’en relançant le disque sur une autre mélancolie, celle réparatrice cette fois de "Gonna be leaving". La boucle est bouclée.
cheveux
Avant ce disque, en 2017, l’album au titre énigmatique Hide nor hair annonçait sans détours ce qui allait venir. Un peu plus dépouillé à l’image du très beau "Diamond girl" qui l’ouvre avec Abigail seule à la guitare, le disque laisse entrevoir énormément de potentiel. "Hostage town" nous marque de ses deuxièmes voix et de son enthousiasme, "Fur and feathers" de ses arpèges et son recueillement. La voix d’Abigail Lapell est déjà là mais se laisse encore un tout petit peu de marge pour prendre le contrôle complet. Ceci dit, on ne voudrait pas donner l’impression de faire la fine bouche. Ce disque contient aussi des morceaux fabuleux qui ont déjà tout des grands. "Night bird and morning bird", notamment, est un modèle du genre qui n’est pas sans rappeler l’intensité que peut mettre Alela Diane dans ses chansons. Moins conventionnel, "Murder city" scandé sur une percussion minimaliste enchante par son enchevêtrement de voix. Sans oublier que nous sommes toujours preneurs d’un superbe morceau aux arpèges délicats, "Full moon", à écouter allongé sous les étoiles bien entendu. Le tout sous une pochette de guitare et cheveux qui n’est pas pour nous déplaire.
reflets
Ce qui nous amène à son album le plus récent, sorti au printemps 2022, Stolen time. Et, on est tout penaud puisqu’on n’a à ce jour pas complètement réussi à rentrer dedans. Est-ce l’effet confinement que semble nous évoquer le titre du disque, la pochette qui donne l’impression qu’Abigail s’est retirée du monde, la comparaison avec les disques précédents ? Difficile à dire. La musique et le chant sont toujours bien là, ce n’est pas un souci. Non, c’est juste que la rencontre a moins pris. Ce sont des choses qui arrivent. Alors certes, un morceau comme "Ships" et ses reflets Cat-Poweriens fera toujours son petit effet. Un morceau doux au piano comme "Pines" et ses reflets Cat-Poweriens fera aussi toujours son petit effet. Mais la question se pose, aurait-elle perdu ses reflets Lapelliens dans la bataille ? Heureusement, on retrouve tout de même la touche Abigail Lapell qui nous a tant ému sur certains morceaux. "Scarlet fever" et son violon à la limite de la dissonance, "All dressed up" dans la simplicité d’un duo sur fond d’arpèges de guitare et surtout le bouleversant "I see music" qui à lui seul justifie l’écoute de l’album. C’est sans doute un de ses plus beaux morceaux tous albums confondus notamment grâce à un texte magnifique, une déclaration d’amour à la musique comme on en a rarement entendu (« I see music when I close my eyes, spinning wheels of colour, fall and rise, like a record round and round, till I am blinded by the sound ») et un pont chanté/trompetté déchirant (« There’s no danger in major key, no harm in a harmony, I see music so clear and bright, and the colours are out of sight »). Délicieusement intemporel.
visions
On confirme, Abigail Lapell voit la musique, et nous, nous on remet "I see music" une énième fois, juste pour sentir le palpitant se contracter une dernière fois un peu plus que de raison. Oui, nous on se voit bien continuer encore longtemps à l’écouter nous (en)chanter (de) ses visions.