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publié par Mélanie Fazi le 06/04/15
Liesa Van der Aa
- WOTH
WOTH

Se lancer dans la rédaction d’une chronique de WOTH après trois mois d’écoute, c’est tout d’abord prendre acte de notre échec à le comprendre pleinement. Admettre aussi qu’il n’a sans doute pas vocation à être cerné dans ses moindres détails, ou pas tout de suite, pas dans l’urgence ; ce sont aussi ses zones d’ombre et ses recoins secrets qui en font la beauté. Commençons donc par nous défaire de toute pression, de tout sentiment d’obligation, telle l’héroïne de cet album se délestant de toutes choses au moment de franchir le seuil de la mort et de comparaître devant ses juges de l’au-delà.

Derrière ce titre intrigant – WOTH pour Weighing of the Heart – se cache un triple album concept inspiré par le mythe égyptien de la pesée des âmes. Le livret commence par une introduction en forme de note d’intention, mais c’est Thot en personne qui prend la parole. À travers ces trois chapitres, nous allons assister au jugement d’une femme dont le cœur et l’âme seront pesés trois fois. Trois facettes d’une même personnalité, trois aspects du cœur humain, trois façons différentes de vivre le monde. Chacun des chapitres s’ouvre et se ferme par un chœur façon Renaissance où 42 juges égrènent des extraits du Livre des morts égyptien. Les chansons qui les séparent portent le même titre – six parties de l’âme et du cœur – mais jamais dans le même ordre.

Un cœur inflexible

Le premier chapitre est celui du désir et de la volonté. Ses sonorités électroniques, souvent lourdes et oppressantes, le font tendre vers l’indus à la Einstürzende Neubauten (dont le producteur Boris Wildorf collabore d’ailleurs à cet album). C’est aussi le chapitre le plus immédiat, le plus facile à cerner dans la forme comme dans le fond. Il contient les morceaux qui s’impriment le plus facilement en nous de par leur dureté, leur scansion, leur tranchant. « On Health I », l’un des titres les plus marquants de WOTH, en fournit une première clé. Sa cadence industrielle martelée rappelle le battement d’un cœur inflexible, endurci par sa volonté de gravir coûte que coûte une inaccessible montagne qui l’appelle malgré lui, de par sa propre existence (« It’s not us, it’s the mountain »). L’entêtant mantra « Need to be stronger, I’m weak » trouve chez l’auditeur un écho singulier – qui n’a jamais pesté contre ses propres faiblesses, qui n’a jamais rêvé de sa propre montagne à gravir ?

Le premier chapitre parle d’ambition, de buts à atteindre, de la nécessité perçue de prendre sa vie en main, de la remplir coûte que coûte. Même l’amour y est envisagé en termes d’échec (« On the Heart I »). Parce que c’est dans la nature de la narratrice, mais aussi, comme le suggère Thot, parce que notre époque elle-même l’y pousse. Mais sa volonté impérieuse devient sa propre prison : à se perdre dans sa quête, on risque de ne jamais connaître la paix. Le chapitre se clôt pourtant sur une note de pureté et de beauté qui touche au sublime, une récitation du Livre des morts sur fond de chœurs apaisés, qui effleure un instant le sentiment de sacré (« Judgment Part I »).

L’âme désincarnée

Le deuxième chapitre est celui du lâcher-prise. Si la présentation de l’album évoque à son sujet le baroque et les instruments anciens, c’est plutôt en termes de jazz qu’on le perçoit, dans le ressenti davantage que dans la définition stricte du genre. Ce chapitre-là est tout en langueur atmosphérique, entre la beauté des motifs de piano aquatiques, la chaleur des cuivres lointains, la douceur des voix éthérées (« On the Heart II »). Toute la tension du premier chapitre s’est ici dissipée : pour avoir frôlé une première fois la mort, la narratrice a renoncé à la volonté de survivre (là où elle affirmait à Thot, dans le volet précédent, avoir renoncé à la volonté de mourir). « You have never lived/Til you almost died/For then life has a flavor/The protected will never know » chante-t-elle d’une voix fantomatique sur le superbe « On Health II ».

Le deuxième chapitre nous évoque l’image d’une âme désincarnée flottant au vent au-dessus d’un champ ensoleillé. Les pistes y sont plus longues, les ambiances plus contemplatives. La pensée vagabonde, puis se recentre d’un coup sur les morceaux les plus porteurs (« On Shadow II »). On ne s’étonnera pas de croiser ici la batterie discrète de Jean-Marc Butty (vu auprès de John Parish, Venus ou PJ Harvey) dont on connaît le jeu aérien et subtil. « You have no idea how simple happiness was », chante la narratrice tout à la fin de son parcours, à l’aube de son jugement. Mais n’y a-t-il pas également, dans ce bonheur-là, une forme de renoncement au monde ?

Conscience collective

Le chapitre trois est celui de la communion, celui où l’âme individuelle se fond dans le collectif. C’est aussi le plus difficile à cerner, sur la thématique comme sur le style musical, qui tend davantage vers la pop. De la même manière que le « je » devient « nous », le chant se fait choral. On croise ici d’autres voix, d’autres âmes, d’autres gens ; la conscience de la narratrice est tout entière tournée vers l’extérieur. On ne sait jamais très bien si sa vision de l’existence, ce monde où l’on cultive des roses sur les toits, est un havre de paix ou une forme d’enfermement (« Fridays we dance and on Sundays we kiss/War is where the TV is » : ainsi résume-t-elle son quotidien sur « On Shadow III »).

Si ce troisième chapitre nous a semblé, aux premières écoutes, moins percutant, c’est sans doute que son intention est la moins facile à décrypter. Certains morceaux déroutent franchement, comme la pop guillerette et solaire de « On Heaven III » qui se teinte d’une franche bizarrerie en regard de ce qui l’entoure. Mais la richesse de ce dernier chapitre se dévoile petit à petit au fil des écoutes. Il contient, lui aussi, de purs moments d’éblouissement (« On the Guard III », « On Health III »). Mais c’est celui qui se dérobe le plus à la compréhension et au langage.

Trois états du cœur

Trois tonalités différentes pour trois facettes d’une même vie. Trois états du cœur qui sont chacun une illusion, chacun une vérité : la somme de trois formes de complexité de l’être humain. Tout du long, on ne sait jamais vraiment si l’on est dans le premier degré ou dans la métaphore. Peut-être les deux à la fois, à l’image de ce jugement schizophrène d’une âme scindée en trois. On saisit au vol ces bribes de pensées et de réflexions, ces bribes d’une existence désormais close, ces émotions fugaces. Et, petit à petit, le fil conducteur se dessine.

WOTH est une œuvre paradoxale, à l’image de Troops avant lui : un album cérébral et viscéral à la fois, que ce soit dans sa conception ou dans son impact. Intimidant mais jamais opaque, exigeant mais pas élitiste. Hors norme, sans aucun doute, et qui nécessite du temps pour en faire le tour ; mais il nous prend par la main dès la première écoute. Il enchante immédiatement, de par la variété des ambiances et des styles. Il vous cueille aux tripes sur certains morceaux du premier chapitre, se fait apaisant et caressant ensuite, puis vous hante comme un rêve obsédant dont les images se dissipent au réveil. Il balaie ce faisant tout un spectre musical que l’on serait en peine de nommer précisément, mais qui semble puiser dans les époques et les inspirations les plus diverses. Il laisse une grande part à l’interprétation, et peut-être le plus fascinant est-il ce que l’on glisse soi-même entre les lignes, plutôt que ce qu’il donne effectivement à entendre. Malgré sa dimension narrative et conceptuelle, c’est une œuvre émotionnelle avant tout.

Ambition sans arrogance

L’amateur de Troops s’y retrouvera sans aucun mal, mais WOTH est un projet d’une tout autre ampleur. Il confirme en tout cas la place unique de Liesa Van der Aa dans le paysage musical actuel. Elle y témoigne une fois encore d’un talent à la hauteur de son ambition – mais une ambition sereine, dépourvue de toute arrogance. Elle n’est pas le genre d’artiste à lancer des déclarations d’intention ronflantes : au lieu de discourir, elle cherche, elle défriche, elle agit. Et donne naissance à ce qui restera sans doute l’un des grands albums de 2015. On voit difficilement quel autre projet pourrait cette année égaler WOTH en termes de mystère et d’ampleur. Qu’il nous ait fallu trois mois pour parvenir à prendre le clavier vous en dira long sur cet album ; et cependant, nous en vous en avons rien dit. Tout juste l’avons-nous effleuré. Comme un songe ; comme le mystère d’une vie.

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publié par le 06/04/15