Tout commence dans la jubilation de l’enchaînement parfait de quelques-uns des morceaux que nous aurons le plus écoutés cette année, en boucle, en boucle et encore en boucle. Enchaînement qui fait peut-être craindre au départ un concert un peu trop carré pour surprendre – mais même une interprétation « simplement » carrée de « Trophée » ou du « Royaume » planerait loin au-dessus de ce que beaucoup d’autres groupes ou artistes sont capables d’offrir sur scène. On mesure à quel point ces chansons-là nous ont accompagné tout au long de l’année ; on chante les paroles presque malgré soi (se lassera-t-on jamais du « Va crever en enfer, je t’y retrouverai » que lance, implacable et tranchante, la guerrière de « Trophée » ?).
Et puis, très vite, la surprise reprend le dessus. À la redoutable efficacité des premiers titres succède un intermède fragile qui voit monter sur scène Laetitia Sadier, fondatrice de Stereolab et figure culte de la scène musicale comme le rappellera Agnès Gayraud en l’accueillant. Elles interprètent ensemble deux titres du récent EP Royaume : une version alternative du « Royaume » chantée en anglais par Laetitita Sadier, puis une composition commune, « À la divinité (The Belief Song) », créée par une glaciale journée de résidence. On s’aventure, comme sur la pointe des pieds, dans un territoire nouveau, imprévisible et touchant par là même, où l’émotion naît de la retenue et d’une plus grande subtilité dans les effets, comme ces claquements de mains collectifs qui rythment la fin de ce nouveau « Royaume ».
Le concert reprend ensuite une tournure plus classique, mais quelque chose s’est dénoué. Depuis le beau concert de la Maroquinerie au printemps, le groupe (Sébastien Dousson à la basse, Akemi Fujimori aux claviers, Alban Claudin à la batterie) semble avoir davantage trouvé ses marques. S’il nous avait semblé alors que les chansons d’Adieu l’enfance peinaient un peu à trouver leur place au milieu de celles de Triomphe (dont l’écriture comme les arrangements nous emmènent beaucoup plus loin et privilégient le non-dit, le hors-champ), ils s’intègrent cette fois de manière beaucoup plus fluide, comme s’ils s’ouvraient davantage vers l’extérieur et vers l’ailleurs. Par moments, comme galvanisée par la liberté plus grande que lui offrent les chansons de Triomphe, Agnès Gayraud pousse un peu plus loin, tire sur le fil au risque de le rompre – et se rattrape toujours in extremis. Sur « Gianni » notamment, cet improbable hybride de pop italienne et de claviers de film d’horreur, qui se termine sur une improvisation face au public, micro tendu, moment de lâcher-prise étiré dans le temps.
La jubilation, encore, est l’impression dominante qui émerge au souvenir de ce concert. Le sentiment aussi d’entendre parfois de nouvelles facettes dans ces chansons dont la dimension symbolique et fantasmatique nous laisse un espace où nous projeter, où nous entendre et nous retrouver. Ce soir-là, elles nous ont parlé de joie, de liberté, d’une forme de transcendance. Et le final sur « Samsara », chant de renaissance et d’éternel retour, résonnait d’une émotion nouvelle, dédié à la mémoire d’Azzedine Alaïa décédé tout récemment, qui avait prêté le manteau porté par Agnès (visiblement chamboulée de lui rendre hommage) sur la pochette de Triomphe. « Qui sait où tu seras dans mille ans, la prochaine fois ? »
(photos : Mickaël, texte : Mélanie)