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publié par Mélanie Fazi le 11/11/15
La Bestiole
- Les Grands Rapides
Les Grands Rapides

En découvrant l’an dernier La Bestiole lors d’une première partie de White Crocodile au Divan du Monde, on se rappelle avoir songé qu’il était en train de se passer quelque chose de passionnant sur la scène parisienne. Quelque chose qui ne relevait ni du rock au sens strict, ni de la chanson française dans sa définition classique, mais qui défrichait quelque part entre les deux un terrain fertile où s’inventaient des choses épatantes. Une musique littéraire et viscérale à la fois, qui ciselait les mots mais qui montait avant tout des tripes, qui leur donnait un poids sans les rendre pesants, leur imprimait rythme et tension pour mieux les sublimer. On y classait d’évidence La Bestiole au milieu d’artistes disparates dans leur style mais finalement bien moins dans leur intention ; parmi les gens défendus en ces lieux par votre matelote, on croiserait à un bout du spectre Demi Mondaine proposant avec Aether un hybride fécond de rock débridé et de chanson à la Brel ou Piaf ; à l’autre, Robi dont les textes scandés claquent comme des coups de fouet. Réflexion que Delphine Labey, demi-Bestiole chanteuse/batteuse, n’avait pas semblé trouver déraisonnable quand nous lui en avions fait part lors d’un concert suivant.

Ellipses et ribambelles

Revenons à la bestiole qui nous occupe ici et dont l’album Tomber sur toi, au terme de cette première partie, nous a accompagnés un bon moment. Nous avions découvert sur scène un duo à la configuration un peu particulière : guitare pour Olivier Azzano, chant et percussions tout à la fois (et simultanément) pour Delphine Labey ; ils sont rejoints sur cet EP 5 titres par une nouvelle bestiole, le bien nommé bassiste Alex Bug. Pour le reste, Les Grands Rapides reprend les choses là où nous les avions laissées. On retrouve d’emblée la même griffe : des chansons construites autour d’une base rythmique forte, comme l’on peut s’y attendre quand les percussions et le chant sont le fait d’une même personne. Un sens de la tension et de la rupture qui ne se dément jamais, entre riffs acides et basses grondantes ; une dualité omniprésente dans la construction des morceaux, qui opposent souvent l’immédiateté de refrains épurés, tranchants et immédiats à une subtilité plus grande dans l’écriture des couplets. Curieusement, comme sur l’album précédent, il nous est souvent plus facile d’adhérer à ces couplets fuyants qu’à ces refrains tout entiers tendus vers l’efficacité, au point que certaines chansons demandent des écoutes répétées pour en concilier la double expérience (l’excellent « Hot voltige » sur l’album précédent, ou le magnétique « Amant aimant » ici).

Et puis il y a les mots, bien sûr. La Bestiole travaille la langue comme on le dit de la pierre ou du bois ; non pas comme une matière littéraire, façon chanson classique, mais une matière musicale par essence, tout en reliefs, qui possède sa propre rythmique interne. L’habituelle formule couplet/refrain cède régulièrement la place à des collages, des énonciations, des énumérations tout en ellipses, auxquels la voix de Delphine Labey imprime tension et narration. Ici, on enfile les mots comme de longues rangées de perles, on en invente parfois (jusque dans le titre de l’excellent « Délock »), on fait rimer « déleste » avec « céleste », on découpe le verbe pour y tailler des ribambelles de mots. Mais on ne les taille que pour les mieux les habiter ensuite, les habiller de chair.

Ampleur et rondeur

On notera bien par moments une rime qui tombe un peu moins juste, un refrain un cran en-dessous du reste du morceau (notamment sur « Single » qui détaille les exigences invraisemblables d’une maison de disques), mais rien qui nuise à la cohérence ni à l’élan de cet EP dans son ensemble. Les Grands Rapides s’ouvre et se ferme sur deux morceaux de haute tenue, peut-être les deux plus maîtrisés : « Délock » tout en rimes et jeux de mots entêtants, et puis la chanson-titre à laquelle les cuivres chaleureux apportent davantage d’ampleur et de rondeur.

Le morceau qui nous parle le plus est peut-être, étrangement, celui qui s’aventure sur un terrain moins souvent exploré par le groupe : « D’où » qui tutoie des émotions plus profondes, plus indéfinissables, et se termine en crescendo sur un cri libérateur. C’est peut-être finalement dans ce registre mélancolique que La Bestiole produit les chansons qui nous marquent le plus durablement ; sur l’album précédent, il y avait déjà « Bien sûr », au titre si discret mais dont le refrain superbe résonne encore en nous : « Bien sûr on crève de ne pas pouvoir se fabriquer de nouvelles ailes. » On ne serait pas franchement surpris, avec l’épreuve du temps, que ce soit ce « D’où » splendide qui nous reste le plus fortement ancré en mémoire.

Boucle sans fin

Mais le cri final du morceau s’ouvre sur un autre cri, de vie et d’affirmation celui-là, aux premières notes des « Grands Rapides » qui clôt cet EP dans la jubilation et nous entraîne, l’air de rien, vers les premières notes de l’écoute suivante, puis de celle qui lui succèdera en une boucle sans fin – effet d’addiction garanti. On attend le morceau suivant, le concert suivant, la suite tout simplement, et l’on comprend que cette intuition initiale était la bonne : oui, il se passe des choses épatantes sur la scène française actuelle, et ces Grands Rapides en sont une preuve parmi tant d’autres.

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publié par le 11/11/15
Informations

Sortie : 2015
Label : TonicFlashers Productions

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