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publié par gab le 14/04/05
kristin hersh - kristin hersh -
kristin hersh

schizophrénie

c’est l’histoire d’un rêve. long et imprégnant. ou plutôt d’une vie parallèle. simple, absorbante. une infime note d’espoir dans nos vies plates et routinières ... c’est une histoire de fantômes pour être plus précis. un être éthéré qu’on lâcherait dans la nature au moment choisi, qui vivrait sa vie ... et surtout on vivrait la sienne, en plus de la notre. vivre deux vies en une, en somme, jusqu’à ne plus réellement pouvoir distinguer la sienne de celle de son double. une schizophrénie harmonieuse, détendue et créatrice (c’est beaucoup demander, j’en suis conscient, mais il s’agit d’un rêve ne l’oublions pas). un jour, las de ces corps enchevêtrés du métro parisien, notre fantôme et nous, bras dessus, bras dessous, flânerions gaiement dans les ruelles pavées du vieux tours par une belle mais froide journée d’automne ... une bien belle rêverie ma foi, une bien belle échappée. en trois mots comme en cent, et pour résumer brièvement, c’est l’histoire singulière et délicieuse d’une rencontre avec soi-même.

rillons

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mais clarifions tout de suite les choses, l’histoire de kristin hersh est loin d’être aussi idéale que ne pourrait le laisser présager cette petite entrée en matière (et encore je me suis retenu de vous parler des rillons et du saumur-champigny). il suffit, pour s’en rendre compte, d’écouter un tant soit peu les paroles de ses chansons. cependant, le principe général est là. kristin hersh, petite brune américaine au visage lunaire, libère son "(your) ghost" en 1994 et depuis lors vit en parallèle sa vie au sein des throwing muses (groupe dont elle est le centre et l’âme incontestée) et la vie de son fantôme en solo. mais quelle différence, me direz-vous, entre ce cas-ci et, mettons, un mick jagger faisant un album sans les stones ? même en passant outre l’aspect marketing évident d’un jagger faisant des infidélités à ses petits camarades, on s’aperçoit rapidement que ces deux cas n’ont absolument rien en commun.

fantôme

en effet, kristin hersh n’a pas été reproduire en solo ce qu’elle faisait en groupe, loin de là, elle explore en profondeur deux univers très différents. de plus, de par son imposante présence à la tête des throwing muses, on se retrouve immanquablement dans le cadre de notre rêve au long cours, voire d’une schizophrénie avancée. notre demoiselle prend donc régulièrement des vacances loin, ou plutôt plus proche, d’elle-même. mais j’anticipe quelque peu sur la chronologie des événements puisque pour libérer son fantôme il faut en ressentir le besoin. et pour en ressentir le besoin il faut déjà s’être construit une première et signifiante vie. et puisque le temps lui est compté, kristin hersh s’attèle très tôt à la tâche. empoignement de guitare à 14 ans, puis, lancement trois ans plus tard, en 1983, de la première mouture des throwing muses avec tanya donelly, sa demi-sœur. ensuite les choses suivent leur cours naturel, une signature en 1986 sur le label anglais 4ad et la reconnaissance en 1991 avec the real ramona, quatrième album du groupe. un disque percutant, rapidement devenu une référence dans le rock indé (même si une réécoute de nos jours nous fait regretter un son encore un peu trop marqué années ’80).

aère

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période faste que ce début des années ’90 pour 4ad et ses pixies, ses throwing muses, ses dead can dance... une conjoncture favorable plutôt stimulante pour une tanya donelly manquant d’espace au sein de ce qui reste sans conteste le groupe de sa sœur. elle s’aère donc en montant the breeders avec kim deal, la matrone des pixies (l’album pod, 1991). forte de cette première expérience, elle quitte dans la foulée les throwing muses et les breeders pour tenter sa chance avec son propre groupe, belly. kristin hersh, de son côté, poursuit l’expérience throwing muses en trio avec plus ou moins de succès. notons en passant l’album university(1995), sans doute celui qui rend le mieux justice au talent du groupe, son et chansons compris. plutôt moins de succès en réalité puisque le groupe se voit contraint de fermer boutique en 1997 pour raisons financières. il reprendra tout de même épisodiquement du service, en 2000 le temps d’un concert et en 2003 pour l’enregistrement d’un album éponyme en trois week-ends, en amateur, pour le plaisir.

oxygène

maintenant que les personnages sont bien en place et pour en revenir à nos fantômes, cela fait donc, en 1994, une bonne dizaine d’années que kristin hersh évolue au sein de diverses formations musicales. largement le temps donc de perdre ses illusions et de prendre la mesure des choses. d’autant que le temps se rafraîchit quelque peu depuis un an ou deux. le rock américain a plutôt bien résisté aux intempéries noisy-popeuses anglaises mais que faire face à la tornade grunge qui s’empare de tous et sème le désordre dans les rangs ? les pixies (pourtant source d’inspiration de nombreuses gouttes de la tempête en question) ne rencontrant pas le succès escompté se sabordent après quatre albums. difficile sûrement pour les throwing muses de trouver un second souffle après le départ de tanya donelly. difficile aussi de ne pas se sentir étouffé par ce nouveau venu bien plus fédérateur... et c’est à ce moment là que, contre toute attente, kristin hersh trouve une soupape (l’album hips and makers), laisse son double poser la bombe (le tube "your ghost"), actionner le détonateur (une deuxième voix incroyable signée michael stipe) et descend sur le quai attendre le train suivant... au milieu du vacarme ambiant, l’explosion est silencieuse, apaisante... une bouffée d’oxygène complètement à contre-courant, d’où son effet saisissant. une guitare en arpèges et un chant, on ne fait guère plus dénudé, et pourtant une richesse musicale inouïe se dégage de ces morceaux.

tiraillements

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la qualité sonore y est sûrement pour beaucoup (le son des guitares acoustiques et du chant est exceptionnel) et participe activement à la limpidité de l’ensemble. parfois un piano vient se substituer discrètement à la guitare, parfois le rythme s’accélère mais toujours pour retomber sur ce tempo et cette ambiance calme, hors du temps. calme, disais-je, calme mais pas détendu ; apaisant mais pas apaisé. c’est paradoxal mais l’auditeur ne vit pas forcément ce que l’artiste met dans ses morceaux. ainsi est-il facile de se prélasser sur cet album ... c’est même plutôt recommandé. et pourtant il se dégage de ces chansons un monde très affirmé, un monde chargé de nuages et tour à tour empli d’une infinie tristesse ("velvet days") ou d’une combativité folle ("close your eyes"). d’une manière générale, on sent les tiraillements, on sent la tristesse, on sent la démence qui rôde ("the letter") ; le tout entrecoupé de moments bienvenus de relâche ("sparky", "lurch" ou "cuckoo"). et finalement pour l’auditeur ce sont eux qui prédominent, qui prennent le dessus. loin d’être accablé par l’atmosphère chargé, on s’allonge, on se laisse porter et on se libère de nos propres tourments. un apaisement délicat dans un monde unique et complexe.

tension

ces impressions sont en outre largement renforcées par les quelques rendez-vous marquants qui jalonnent l’album, avec pour commencer "your ghost" et le petit coup de pouce d’un michael stipe (rem) d’une extrême sensibilité ; morceau phare qui balaye tout sur son passage et fait rendre les armes même aux plus réticents. il en est presque trop imposant, au point de risquer de faire de l’ombre au reste de l’album (il n’en est heureusement rien). "a loon", quant à lui, convainc par sa dualité. il résume à lui seul le virage pris par kristin hersh, le passage de la brutalité au calme absolu, de la tension sauvage au dépouillement complet. on rejoint ensuite l’évidence tubistique sur un "me and my charms" accrocheur qui ouvre la voie à l’intimiste (voire l’inavouable) "the letter". un morceau bouleversant qui rend compte comme rarement de la dépression et de sa domination insidieuse. un acte de bravoure incontestable. pour finir, "hips and makers", chanson donnant son titre à l’album et qui, au moment de le clore, résume à merveille l’état d’esprit de kristin hersh ainsi que sa lutte interne : " i married a boxer to keep me from fighting, i married a brewer to keep me from drinking ... they keep me dancing ... finally it’s alright ".

nid

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de cette rencontre avec elle-même, on n’attendait pas forcément de suite, kristin hersh étant plus que jamais impliquée dans les throwing muses et hips and makers suivant son chemin en solitaire. mais c’était sans compter sur cette envie irrépressible de vivre ses deux vies en une, de poursuivre ces rendez-vous intimes. et c’est donc à nouveau sans crier gare que quatre ans plus tard, en 1998, kristin retrouve son double sur strange angels, disque qui entérine une formule déjà éprouvée par son prédécesseur avec une ambiance feutrée et ces arpèges si caractéristiques. une différence de taille tout de même : point de "your ghost" cette fois-ci, pas de tube dévastateur pour emballer la machine. moins d’aspérités aussi, il manque sans doute la présence de quelques morceaux plus marquants que d’autres pour relancer l’attention de l’auditeur. strange angels possède l’avantage d’être un album très homogène dans lequel on se fait un nid douillet très rapidement et, évidemment, c’est aussi son principal défaut puisqu’il est difficile de maintenir sur la durée toute l’attention qu’on aimerait donner aux morceaux.

berçeuse

au final on est en présence d’un excellent disque d’ambiance, un joli fond sonore si vous préférez, mais les chansons ne s’imposent pas comme elles le faisaient sur le premier album. et c’est bien regrettable car on a vite l’impression d’atteindre les limites d’un tel disque ... regrettable surtout de se surprendre à tenir de tels propos sur une si belle réalisation ! (de l’inconvénient de s’offrir un coup de maître dès son premier album). et si il s’agissait à la fois d’un album détendant (côté public) et réellement apaisé (côté privé) ? et si finalement on avait parfois un peu de mal avec le bien-être chanté quand il se présente à nous ? car il est beaucoup question d’amour et d’enfants ici ("aching for you", "some catch flies", "heaven") jusque dans le titre de l’album qu’on imagine s’adresser à ses propres enfants (elle en a trois à ce moment donné). oh, on retrouve tout de même les difficultés existentielles ("hope"), les démons rôdent encore ("stained"), ils ne s’éloignent jamais complètement ... pas tout à fait un disque de berceuses donc, mais pas loin. pas loin non plus d’être l’idéal pour une soirée d’hiver au coin du feu ... le meilleur restant encore de s’endormir blotti dans ses bras.

effets

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il est intéressant de noter le transfert qui s’opère à cette époque-ci puisque les throwing muses se séparent au moment où strange angels voit le jour. la deuxième vie de kristin hersh devient donc sa vie principale et vice-versa. ce qui n’était qu’une découverte, un moment intime devient son gagne-pain et les throwing muses passent dans la sphère ludique, amateur (avec leurs réunions épisodiques). se retrouver ainsi bien plus présent dans la peau de son double peut engendrer quelques pertes de repères (effets secondaires ou dommages collatéraux, au choix). pertes flagrantes sur son troisième album sky motel (1999), qui se trouve être en fait un faux album des throwing muses. tout de l’écriture à l’orchestration (quoi ? une basse, une batterie sur du kristin hersh ?!) et même son jeu de guitare (pas le moindre arpège à l’horizon) renvoie à son ancien groupe. malheureusement sans ses acolytes la tapenade ne prend pas. on se retrouve entre deux eaux, ni à l’aise dans cette électricité molle, ni emporté au loin par la douceur habituelle. n’ayant plus ses muses sous la main pour étancher ses besoins énergétiques, elle tente visiblement de se faire justice sous son propre nom, trois fois hélas.

malaise

ceci dit la formule aurait pu fonctionner, pourquoi pas après tout, mais on est loin d’avoir tous les ingrédients nécessaires. le résultat est artificiel, les morceaux ne sont pas ou peu vivants et le chant est plutôt absent. cela fait beaucoup de griefs pour un album qui n’est pas désagréable en soi mais bien loin du standard auquel elle nous avait habitués. et ce sont finalement les deux morceaux les plus ouvertement throwing musiens qui retiennent le plus l’attention, "costa rica" et surtout "a cleaner light", moment fort de l’album. de ce point de vue, "cathedral heat" est assez révélateur du malaise. après une longue introduction musicale, le chant est accrocheur, les guitares bien senties, on est conquis, on est dedans et puis au bout de trois ou quatre minutes, voulant sans doute achever l’auditeur, arrive une fin de morceau forcée et hors propos. comme si tout cet album relevait d’un problème de finition. on peut donc espérer que le moins possible de personnes ne découvrent kristin hersh avec ce disque atypique car il y a de quoi sérieusement refroidir toute exploration complémentaire de son œuvre.

rauque

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heureusement, ce passage à vide ne dure pas, kristin hersh remet rapidement les cartons à leur place (peut-être aidée en cela par la reformation en pointillés des throwing muses) et en profite, l’air de rien, pour sortir son chef d’œuvre et quatrième album : sunny border blue (2001). elle en profite aussi pour faire mentir mes allégations précédentes, une basse et une batterie peuvent aisément trouver leur place dans l’univers hershien. elles sont même les bienvenues. non seulement kristin hersh habite à nouveau ses morceaux de tout son être mais les jeux de basse et de batterie s’y adaptent à merveille, tout en finesse et délicatesse (sur "your dirty answer" entre autres). ce n’est guère surprenant puisqu’elle joue elle-même de tous les instruments sur cet album (à une batterie près), elle y insuffle donc tout sa sensibilité. il s’agit, et de loin, de son disque le plus abouti émotionnellement parlant. une harmonie se dégage entre sa voix de plus en plus rauque et des musiques oscillant entre rythmes soutenus et nudité complète.

parcimonie

on découvre une autre part de son monde, on est loin des chansons des throwing muses, on est loin de ses deux premiers albums, on est loin de tout. on est dans un coin reculé de l’amérique (ça sent le vrai terroir américain avec la crasse qui l’accompagne). tellement loin qu’on a l’impression de découvrir kristin hersh telle qu’elle est réellement ; il y a une évidence, une vérité dans cette réalisation. pourtant ce sont des récits on ne peut plus glauques, d’alcool ("your dirty answer"), un thème récurrent chez elle, et de traumas ... la voici incitant son compagnon à coucher avec une autre afin qu’il se déteste au lieu de la détester, elle ("spain"). la voilà racontant le vide laissé par la perte d’un enfant ("candyland"). peu importe la part de vécu, la justesse est toujours là, sans pathos. les paroles sont noires, elles sont crues, que ce soit sur le sexe ou, comme sur de nombreuses chansons, sur le déchirement du couple ("silica", "william’s cut" ou "flipside"). jamais son chant n’avait à ce point incarné l’aridité de ses textes, jamais il n’avait été aussi rêche. cette présence, cette force qui s’impose sur l’album entier, transcende même les morceaux a priori un peu plus faibles (il y en a peu) et intègre comme sienne la reprise de cat stevens ("trouble"). l’étreinte n’est jamais relâchée, jamais délaissée, au point que l’on sort de sunny border blue comme d’un voyage initiatique, dans une certaine transe. il s’agit pour finir d’un disque à garder sur soi, ou au plus près de soi en tout cas ; non pas pour l’écouter fréquemment, non, c’est plutôt un de ces albums qu’on écoute avec parcimonie, un de ceux à ne pas galvauder, mais juste pour le savoir là en cas de nécessité absolue, après une journée harassante ou pour un départ au travail difficile, une présence rassurante.

décès

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après un tel coup d’éclat, il est clair qu’on se procure le cinquième album de kristin hersh, the grotto (2003), avec des exigences fortes, des attentes non dissimulées. or, pour notre bonheur à tous, kristin hersh conserve, comme pour le précédent, steve rizzo aux manettes (enregistrement et mixage). une fois encore il manœuvre en maître, captant la fragilité de kristin à la perfection. et fragilité il y a, on quitte ici le monde percutant de sunny border blue et le choc peut être violent en comparaison. car the grotto est un disque de nuit comme on les aime, d’une douceur inestimable, d’un dépouillement non encore atteint par kristin hersh (même sur hips and makers). c’est un disque de fatigue, d’épuisement. seule à la guitare, enregistrée dans une proximité troublante, ou rejointe par le piano délicat de howe gelbe (giant sand), ou encore le violon déchirant d’andrew bird, tout concoure au recueillement, même la pochette (superbe au demeurant) et ses tons sombres. mais paradoxalement, aucun relent glauque, aucune noirceur. de la tristesse assurément (les morceaux furent, pour beaucoup d’entre eux, écrits après le décès d’un proche) mais surtout une grâce qu’on ne lui connaissait pas encore (elle attendait son quatrième enfant sur cette période).

emprise

et une fois encore, je me permets d’attirer votre attention sur le cadre à donner à l’écoute de ce disque car il est très facile de passer à côté de la magie qu’il recèle (moi-même pendant longtemps ...). media noche, affalé sur un canapé un verre de graves de vayres pour toute compagnie, la musique prend toute sa saveur et vient se déposer en couches successives, taniniser les murs. il ne faut pas être pressé, prendre le temps pour ce violon entêtant d’"ether" ou "deep wilson", pour ces arpèges en suspension de "sno cat", ce chant obsédant de "snake oil" et "vitamins v". il faut être en paix avec soi même pour goûter toute la subtilité de la réunion des trois sous l’emprise du piano sur un "arnica montana" à l’esprit libre et légèrement foutraque. puis s’immerger complètement dans ce "milk street" tendre, bouleversant, en tout points saisissant ...

bouteille

et on continuera longtemps à attendre les nouveaux disques de kristin hersh. sans impatience, sereins. on sait désormais qu’ils continueront d’arriver à intervalles réguliers, on sait qu’ils nous emmèneront chaque fois un peu plus loin dans les plaines désertiques de ses multiples existences. on sait aussi qu’ils nous aideront encore à nous rapprocher un peu plus de nous-mêmes, au plus près de nos fantômes à nous. alors bien sûr on réouvrira une bouteille, bien sûr on veillera à nouveau de longues heures tardives en sa compagnie. et de ces rencontres entre spectres naîtront mille et unes rêveries, cinq et deux tremblements, quinze et cent chemins ... ces mêmes chemins qui nous permettront de revenir sans fin puiser de nouvelles sensations dans cet univers si singulier.

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publié par le 14/04/05