DESOLATION
"It’s cold when you’re down". La phrase résume à elle-seule la teneur de ce nouvel album des américains de Khanate (prononcez Con-eight) : dans les tréfonds de l’âme tout est glacial. Il faut dire qu’au cours de ces deux longues plages il est bien difficile de voir poindre la lumière. Au contraire, l’image est celle d’un tombeau, sentiment de claustrophobie aiguë de l’enterré-vivant, malaise ultime qui prend aux tripes au gré des bourdonnements sourds de la basse. Ou pour coller un peu plus à l’image carcérale suggérée par le titre, on pourra imaginer un donjon humide, un cachot sombre, témoin d’immondes tortures. Visions infernales, désolation, ce sont les mêmes paysages arides que l’on imaginait à l’écoute du dernier Sunn o))), logique en un sens puisque Khanate n’est autre qu’un projet annexe monté par Steve O’Malley, membre fondateur du mystérieux duo, ici accompagné de James Plotkin (Old Lady Drivers mais aussi auteur d’un album expérimental sur Kranky), de Tim Wyksida (Blind Idiot God) et surtout de James Dubin (chanteur hurleur des Old Lady Drivers justement). Le groupe reprend les choses là où il les avait laissées en 2003 avec sa précédente production, Things Viral, et obscurcit encore ses ambiances.
SPASMES
Les compositions de Capture & Release pourraient passer pour des espèces d’oratorio doom, tant le chant et la façon de l’agencer prend une place de choix chez le groupe. Ainsi Dubin en fait des tonnes, surjouant la plupart du temps, mais parvenant toujours à captiver, voire inquiéter (sur les murmures de la seconde partie de Release par exemple). Il attaque Capture d’une voix de vieille sorcière qui introduit le reste du groupe : une batterie qui ne marque pas vraiment un tempo mais semble ponctuer chaque fin de phrase déclamée par le chanteur, une guitare et une basse accordées bien en dessous de la normale et qui donnent aux compositions cette impression traînante d’un torrent de boue (d’où l’appellation sludge pour désigner le genre) qui recouvrirait lentement tout sur son passage. O’Malley joue sur les larsens, mais de façon plus insidieuse que sur les précédentes productions de Khanate, préférant s’appliquer à maintenir des notes vacillantes dans les basses fréquences plutôt que de privilégier les sons stridents. Sans parler de la plage sonore couverte par Plotkin... ! Chaque mesure semble s’appuyer fragilement sur le ronflement de sa basse, sorte d’onde subsonique qui pénètre, obsède, et ne laisse que spasmes derrière elle.
MALSAIN
Ce tempo pachydermique rend la musique encore moins accessible car les repères de l’auditeur sont chamboulés, le laissant seul dans un monde aux apparences chaotiques et dénué de structure. Ce n’est pourtant pas vraiment le cas puisqu’on voit clairement dans Capture un motif instrumental, sorte de chorus ultime, qui traverse le morceau de bout en bout. Dubin appuie, répète certaines phrases comme s’il s’agissait de refrains. Bien sûr, on est très loin de la popsong mais sous des allures désordonnées, les musiciens imposent de manière insidieuse leurs propres codes, leurs propres règles, mais quand on aime l’aventure musicale on se laisse submerger par cette force inconnue. Si Capture semble assez simple dans la forme, Release apparaît plus décousue, explorant des abysses plus profonds et plus noirs. L’introduction elle-même est des plus angoissantes, chaque bruit parasite de la guitare d’O’Malley prend la forme de gouttelettes suintant du plafond d’une grotte sombre. On devine dans le fond une reverb qui se transforme en murmures d’âmes damnées, en chuchotement de suppliciés jetés dans ce cachot. En tendant l’oreille on y repère une figure humaine qui murmure "I’ve got a bone to pick... maybe it’s yours" ("j’ai un os à ramasser... peut-être est-ce le tien ?") Nous voilà prévenus... et quand la voix lance vraiment les hostilités, nous ne pouvons que trembler : "I release and everything you are is on the ground, broken (...) You are blood that’s all" ("Je te relâche et tout ce qu’il reste de toi gît sur le sol, brisé, (...) tu n’es plus que sang"). De cet inquiétant discours, personne ne connaît les tenants et les aboutissants, métaphore ou réelle description d’un homicide, l’ambiguïté des mots renforce cette atmosphère malsaine et noire qui parcourt le titre (et même l’album... sinon l’œuvre du groupe !).
CRIMINEL
Dubin est encore une fois la pièce centrale de la composition, sa voix provocant des frissons quand elle chuchote, funambule en équilibre sur le fil de la basse, " And there I am above you (...) I won’t let go... but it’s cold when I’m near you » (" Et me voilà sur toi (...) Je ne te laisserai pas filer... mais il fait froid tout près de toi "). Au fil du morceau il apparaît de plus en plus clairement que le disque n’est en fait ni plus ni moins que la description d’un meurtre du point de vue du tueur. Le torrent de boue évoqué ne serait-il pas qu’une mare de sang ? Les variations sonores (importantes sur la fin de Release, avec un ton apaisé en son milieu qui débouche sur une décharge électrique et vocale, transpercée de larsens) ne sont que le reflet de la conscience du meurtrier. Les images qui viennent à l’esprit sont multiples, mais on imaginerait bien être là en présence de la bande son du cerveau de Bob, figure incarnant le mal et la bestialité dans la série culte Twin Peaks. L’album s’éteint dans un déluge sonore comme si on insistait sur les tourments qui traversent le personnage principal de ces deux morceaux. Capture & Release prend alors tout son sens et semble immédiatement inviter l’auditeur à se replonger dans le froid et les ténèbres, comme pour mieux s’en imprégner et en saisir chaque note, chaque nuance angoissante de la folie meurtrière qui y est décrite. On pensait avoir déjà tout entendu et tout vécu en terme de « mise en musique » de l’horreur (c’était déjà le cas sur le Sunn o))) de l’an dernier par exemple), mais Khanate, sans jouer la surenchère, livre ici sa propre vision et elle est des plus saisissantes, des plus inquiétantes. Ici tout n’est que froid et ténèbres. Définitivement.