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publié par Mélanie Fazi le 05/04/16
Katel
- Élégie
Élégie

Comment vous parler d’Élégie ? Entre les deux premiers albums de Katel, il y avait déjà tout un monde ; assez pour pressentir qu’elle n’emprunterait jamais deux fois le même chemin. Mais cet Élégie-là, rien ne nous y préparait. C’est déjà, pour commencer, que son histoire est à part. Il est né d’un double contexte, dans lequel il puise sa forme passionnante comme son identité singulière. D’abord une quête formelle, inspirée par l’écoute de musiques contemporaines. Et puis une histoire personnelle douloureuse, entre le deuil d’une relation et celui d’une mère qui a soudainement décidé de partir. Il s’appelle Élégie car c’est ce qu’il est, à plus d’un titre.

Une quête de sens

Cet album est un voyage. Intérieur, tout d’abord : une quête introspective de sens dans un monde qui s’effondre. Et, comme un fil d’Ariane traversant l’album entier, la recherche d’une pulsion de vie qui reste présente malgré tout. Même la chanson-titre, la plus transparente sur le thème de la perte, s’ouvre à l’instant où la perspective d’une renaissance devient possible (« Ne parlez plus de ma peine/Ma peine a fait le tour de moi »). On entre dans cet album sur la pointe des pieds pour ne pas perturber le silence et le recueillement. Un peu intimidé, comme si l’on tenait dans la paume un bibelot fragile qu’il fallait prendre soin de ne pas abîmer. On sent qu’il se joue ici, entre les lignes, entre les notes, des choses extrêmement intimes.

C’est pourtant un album d’une grande douceur, d’une grande pudeur, dépourvu de pathos mais aussi de violence. S’il parle d’émotions brutes et d’expériences personnelles terribles, il a l’élégance de ne jamais nous les jeter au visage. Il nous chuchote ses secrets à l’oreille, et libre à nous de choisir le moment de les laisser nous atteindre et nous chambouler. Certaines zones de noirceur sont immédiatement perceptibles (« De l’ombre » où la lenteur de la rythmique évoque la pesanteur sans fin des jours de dépression), là où d’autres se révèlent beaucoup plus tard (« Cyclones » dont le tempo enlevé tempère la dureté du thème). Vient un moment où ces choses-là se déploient en vous, tout doucement ; c’est terrible et magnifique à la fois. Sans doute la démarche formelle permet-elle de mieux canaliser les émotions en jeu et de les tenir à la juste distance. Élégie fonctionne, à bien des titres, comme un dialogue. Entre le fond et la forme notamment, qui semblent parfois se contredire (au premier abord, « Cyclones » ou « À l’aphélie » ont la légèreté trompeuse). Ici, la structure musicale n’est jamais un simple accompagnement et précède même souvent l’écriture des morceaux.

L’intime et le monde

La quête audacieuse entreprise sur cet album rappelle celle de PJ Harvey délaissant la guitare pour le piano au moment de composer White Chalk : faire table rase d’un savoir-faire pour réapprendre le geste musical et y trouver un langage neuf. Si les guitares prédominaient sur Raides à la ville, si Décorum faisait appel à une vaste palette d’instruments et de styles musicaux, ce sont les claviers et les harmonies vocales qui donnent son identité particulière à Élégie. Un voyage, disions-nous ; au fil de l’écoute, le temps et l’espace se modifient autour de nous. Les secondes s’étirent et se dilatent au son lancinant des claviers. Les structures asymétriques, les motifs cycliques hérités de la musique contemporaine semblent sculpter un décor. Quand le chœur s’élève pour la toute première fois sur « Voûtes », en ouverture, on jurerait que l’espace vibre des échos mêmes de l’église où furent enregistrées les voix – instant parfait qui donne la chair de poule. Nous revient alors l’image des fils bleus lumineux du dispositif scénique, tendus entre ciel et terre, et de la bulle hors du temps qu’ils créaient sous nos yeux lors des concerts.

Ces voix célestes et envoûtantes (qui sont le plus souvent celle de Katel démultipliée) tiennent ici le rôle d’un chœur grec qui parfois commente, parfois dialogue avec le chant. Comme pour rappeler la présence de forces et de flux qui nous échappent, en nous et autour de nous. L’intime et le monde, par leur biais, se confondent : ces voix sont dehors et dedans à la fois. La voix principale, en contrepoint, oscille constamment entre deux pôles. Parfois éthérée, comme privée de substance ou de vie (« Échos »). Et parfois charnelle et tellement humaine, au bord de la fêlure lorsqu’elle chante dans un souffle les derniers mots de l’album – « Tu n’y crois pas et moi je t’aime » –, comme si tout ce qui précédait ne tendait que vers cet instant-là.

Une œuvre d’alchimiste

On ose à peine vous dire l’émotion qui nous a saisis par moments. Elles s’immiscent en vous, ces onze chansons. Elles se glissent sous votre peau, jouent avec vos ressentis et votre perception. On sait encore moins quels mots poser sur l’admiration que suscite la démarche. Cet album est une œuvre d’alchimiste : parvenir à transmuter la douleur en beauté pour en tirer de pareils moments de grâce, c’est un miracle en soi. Élégie est un chant funèbre et solaire à la fois, qui sait être grave sans pesanteur. Un album tourné vers l’intime et pourtant ouvert sur la vie, sur le monde. C’est qu’il faut, malgré tout, se souvenir de réapprendre à vivre et à aimer « tout ce qui nous rend la pente belle » – comme le ravissement d’un amour naissant qui nous entraîne « Hors-foule » et loin de tout. Comme une danse grisante sur un lac gelé qui pourrait céder sous nos pas et n’en fait rien. C’est une merveille, cet album-là. Un enchantement qui force le respect bien au-delà des mots.

NB : Pour en apprendre un peu plus sur l’histoire de cet album et de ces morceaux, Katel a publié sur son site une longue et passionnante note d’intention.

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publié par le 05/04/16