On le sait d’expérience, peu de gens ont l’interview aussi facile et agréable que John Parish. On se réjouissait donc de profiter d’un passage à Bristol, à l’occasion du premier concert de la tournée Screenplay, pour l’interroger sur son rapport à l’écriture de musiques de film. Mais alors que l’interview était prévue et calée de longue date, les péripéties se sont multipliées quelques jours avant, à croire que l’univers cherchait à l’empêcher. Intempéries menaçant d’annuler notre Eurostar, problèmes de téléphone portable compliquant l’organisation du rendez-vous, taxi coincé dans un embouteillage à un endroit où, d’après le chauffeur, il n’y en a jamais, sans parler d’un problème technique ayant affecté la retranscription de l’entretien.
La plupart du temps, on rencontre les artistes dans les salles de concert, on mène les interviews dans des cafés. Cette fois, tout est inversé : John nous reçoit chez lui le lendemain du concert. Les musiciens de son groupe sont repartis le matin même, seule reste Marta Collica qui nous tiendra compagnie autour d’une tasse de thé pendant l’interview. On passe en revue la carrière de John dans le domaine du cinéma ces quinze dernières années, depuis la BO de Rosie de Patrice Toye en 1999 jusqu’à la compilation Screenplay à paraître en avril.
Dans une présentation sur le site du Watershed (NB : cinéma de Bristol où John présentait récemment une sélection de films), tu disais avoir grandi en écoutant des bandes originales de film et percevoir leur influence sur ta propre musique.
J’allais beaucoup au cinéma quand j’étais enfant et adolescent, et certaines musiques me restaient vraiment en tête, comme celles de John Barry pour les premiers James Bond ou celles de Morricone pour les westerns de Sergio Leone. Elles ont eu une grande influence sur mon rapport au son et aux mélodies. Mais à ce stade je ne voyais pas du tout de lien avec ce que je faisais. J’avais commencé à jouer dans des groupes, dans un registre plutôt rock et pop, que je considérais comme quelque chose de très différent des bandes originales de films. Elles représentaient une influence presque subliminale à l’époque. C’est seulement plus tard, quand j’ai commencé à enregistrer des albums de musiques de film et à les considérer comme des œuvres à part entière, que j’ai compris à quel point certaines de ces mélodies avaient imprégné mon écriture.
Certains de tes morceaux évoquent fortement des musiques de film. Par exemple, un morceau comme « Rope bridge crossing » (sur Dance hall at louse point) pourrait être la BO d’un film imaginaire.
Je faisais beaucoup ça avant même d’écrire des BO, ce côté cinématographique, justement parce que j’avais l’impression qu’on pouvait y associer des images. Et puis j’écrivais souvent de la musique qui n’obéissait pas aux structures classiques de chanson, j’aimais additionner des couches sonores, ajouter des bruits d’ambiance derrière la musique des autres pour l’inscrire dans une sorte de contexte, comme le ferait l’inclusion dans un film.
As-tu encore le temps d’aller au cinéma et de t’intéresser aux BO de films ?
Je rate énormément de choses, mais j’espère avoir assez de contacts pour qu’on me signale les sorties intéressantes. Je ne vais plus au cinéma autant que je le voudrais. Ça a été en partie lié à un aspect purement pratique, le fait d’avoir de jeunes enfants, certaines choses en pâtissent et notamment le cinéma, surtout quand ils sont très jeunes. Le simple fait de sortir voir un film devient compliqué. On finit par se dire « Oh, je le rattraperai en DVD », mais bien sûr on ne le fait jamais, parce qu’on ne trouve pas le temps de le regarder, et on rate donc beaucoup de choses. Mais mes filles sont maintenant presque assez grandes pour pouvoir rester seules. J’espère réussir à voir davantage de films dans les années à venir, je crois que c’est quelque chose qui va de nouveau faire partie de ma vie et je m’en réjouis.
Avant d’être contacté pour écrire des musiques de film, avais-tu déjà envisagé de le faire ?
J’y avais pensé, oui, et j’en avais envie, simplement je ne savais pas très bien comment on s’y lançait. Je ne connaissais personne qui réalisait de films ou qui écrivait de bandes originales, c’était vraiment un autre monde. Ça a été une très belle surprise… Enfin ça n’a pas été une surprise si énorme que ça quand Patrice m’a contacté, j’étais conscient que ma musique possédait cet aspect, je l’aurais sans doute décrite moi-même comme cinématographique. Mais ça a été très agréable qu’une cinéaste reconnaisse cet aspect que je percevais dans ma musique. Ça a été une très belle façon de m’y lancer. D’autant plus venant d’une réalisatrice aussi douée, et avec qui j’ai développé une excellente relation de travail ainsi qu’une relation d’amitié. Je suis ravi que ce soit Patrice qui ait eu l’idée de m’envisager comme compositeur de musiques de film.
Comment la rencontre s’est-elle produite ? Je crois qu’elle avait écrit le scénario de Rosie en écoutant Dance hall at louse point ?
Oui, exactement. Surtout le premier morceau, « Girl », qui est instrumental. Et qui d’ailleurs a été utilisé entre temps dans L’Enfant d’en haut. Ce petit instrumental semble se révéler très évocateur pour différentes personnes. Un autre réalisateur l’a utilisé dans un film d’étudiant. C’est curieux comme il est facile d’associer ce morceau très court à tout un tas d’images très différentes, il fonctionne dans énormément de situations. Il y a apparemment quelque chose dans ce morceau qui le rend très utile pour différents cinéastes, qui les inspire, et je trouve ça génial.
Sur Rosie, qui est en néerlandais, tu travaillais uniquement sur les images, sans sous-titres ?
Oui, c’est le cas pour la plupart des films. Ils font généralement les sous-titres assez tard. C’est quelque chose d’assez étrange, comme je suis un rustre d’anglophone qui n’a jamais été obligé d’apprendre d’autres langues, ce que je regrette beaucoup. Donc oui, j’ai composé la musique sans sous-titres. Mais j’ai parlé de certains morceaux avec Patrice pour lui demander s’ils allaient coïncider avec des dialogues. La plupart du temps, ce n’est pas le cas, il se passe simplement des choses sur un plan visuel. Mais il y avait de toute évidence des passages qui allaient coïncider avec des dialogues, et je demandais alors à Patrice de m’en faire un résumé précis pour m’assurer que ce que j’écrivais soit adapté. Souvent, on se fait une bonne idée de la tonalité d’une scène rien qu’en regardant les images, même sans comprendre la langue : on sait si les personnages sont heureux, tristes, en colère, etc. Mais pour certains passages où je voulais être absolument sûr de ce que je faisais, je lui ai demandé la traduction.
C’est assez frappant quand on regarde les films sur lesquels tu as travaillé, mais ils sont tous en langue étrangère : en néerlandais, en chinois, en français, en tout cas jamais en anglais.
Non, c’est vrai. Même si un tiers d’Une chinoise est en anglais. J’ai aussi travaillé sur une série néerlandaise qui s’appelait Waltz, qui était excellente, sur une famille du cirque. Les personnages parlaient tout un tas de langues différentes. Mais l’une de ces langues était l’anglais, et il y avait parfois des passages en anglais. Et puis l’an dernier, j’ai travaillé sur un court-métrage britannique intitulé The Farmer’s Wife. Mais il ne contient presque pas de dialogues. (rires)
Est-ce que ce serait une expérience différente si tu travaillais sur des films en anglais ? Tu te laisserais distraire par les dialogues ?
Ça ferait une différence, oui. Car même quand je dispose des sous-titres, beaucoup de nuances vont m’échapper. Je me laisserais donc distraire car j’écouterais les mots plutôt que simplement les sons. En fait, j’aime travailler sur des films dont je ne comprends pas la langue car les mots finissent par faire partie de la musique pour moi, ce sont des sons plutôt que des mots précis, je suis beaucoup moins distrait par le sens des choses. Je peux davantage utiliser les sons comme faisant partie intégrante de… J’aime beaucoup le mélange de dialogues et de musique ou de bruits de fond atmosphériques, j’aime travailler sur ça.
Est-ce la raison pour laquelle tes albums de musiques de film intègrent des extraits de dialogues ?
Oui, ça inscrit la musique dans un contexte. Et ça vous rappelle que vous écoutez un extrait d’une bande originale.
Tu as travaillé sur les trois films de Patrice Toye (Rosie, Nowhere Man, Little Black Spiders). Quel genre de relation de travail avez-vous développée ?
En réalité, on l’a développée presque immédiatement. On travaille très bien ensemble, on a beaucoup de points communs. Michelle [l’épouse de John] et moi, on s’est tout de suite très bien entendus avec Patrice et son compagnon Richard, qui est aussi le directeur de la photographie sur ses films, et qui fait un travail formidable. Nous avons beaucoup de références en commun, musicales ou cinématographiques, c’était très facile de parler des choses, de faire référence à d’autres choses que nous connaissons tous les deux. Et je crois que nous partageons une esthétique similaire. Ce qui ne signifie pas qu’on soit d’accord sur tout, il y a des passages où j’aurais utilisé une musique différente, d’autres où j’aurais utilisé de la musique alors qu’il n’y en a pas. Mais de manière générale, c’est une relation de travail très simple. Et Patrice sait faire comprendre ce qu’elle veut. Je crois qu’elle réagit à un niveau assez émotionnel et instinctif, ce qui ressemble beaucoup à ma propre façon de travailler. Elle va entendre quelque chose et dire « Oui, c’est ce que j’avais en tête » ou « Non, ça n’évoque pas les émotions que je cherchais, je préférerais que ce soit comme ça ou comme ça ». Et c’est très bien, les choses sont claires ainsi.
À l’écran, on perçoit effectivement un dialogue très fort entre ses images et ta musique, à un niveau assez émotionnel.
Oui, sans doute. Et je crois que sur Little Black Spiders, justement parce qu’on a cette relation, écrire la musique a été par certains aspects plus… Je ne sais pas si je dirais que ça a été plus simple que sur les autres films. Rosie a été facile. Nowhere Man a peut-être été plus difficile, mais c’était sans doute lié au fait que Patrice adaptait une histoire écrite par quelqu’un d’autre. Elle n’était pas aussi sûre de ses décisions que sur les deux autres films parce qu’elle devait tenir compte de quelqu’un d’autre. Je crois qu’elle le considérait peut-être plus comme une sorte de collaboration et qu’elle n’était pas très à l’aise avec ça. Peut-être. Je crois qu’elle doit le percevoir comme le film le moins réussi des trois, mais je trouve qu’il a ses propres qualités.
Les extraits de la BO de Little Black Spiders sont peut-être les plus marquants de Screenplay. Par certains aspects, ils rappellent la musique et l’atmosphère de Virgin suicides. Les deux films ont en commun de parler d’un groupe d’adolescentes.
Oui, ce film était une de mes références. Il y a un morceau qui s’intitule « The girls rehearse » dans lequel j’entends cette influence. J’aimais beaucoup la BO de Virgin Suicides, je la trouvais très bonne. Elle a dû m’influencer à un moment donné, ainsi que d’autres choses bien sûr, mais ça en a fait partie sans aucun doute. Et puis nous avons parlé de ce film. Il y a un parallèle entre ces groupes de jeunes filles, le lien qui les unit, les déceptions qu’elles vivent, etc.
Après la sortie de Rosie, as-tu reçu d’autres offres immédiatement ?
Oui, dans les années qui ont suivi. Les autres films sur lesquels j’ai travaillé en ont été le résultat. Mais il n’y a pas eu grand-chose qui me parlait dans l’immédiat, il s’est passé un moment avant qu’on me propose quelque chose qui m’intéresse.
Comment décides-tu d’accepter un projet ou non ?
C’est quelque chose d’assez instinctif selon que je sens ou non que je pourrais avoir une relation de travail avec le cinéaste, c’est vraiment le critère principal. Ça dépend du fait que j’aime son travail, si je le connais, mais la plupart d’entre eux ont déjà fait quelque chose. Je ne reçois pas énormément de propositions, alors je les considère toutes sous un jour positif. Même si, parfois, je n’ai pas le temps de tout accepter et je dois alors faire un choix. Mais oui, c’est assez instinctif, je me fie à mon instinct pour décider si j’accepte. Parfois en rencontrant les gens je me dis qu’ils se font peut-être une idée fausse à mon sujet, qu’ils me prennent pour quelqu’un d’autre, à ce moment-là je ne vais pas accepter.
Tu en parlais tout à l’heure, la bande-son de L’Enfant d’en haut comporte plusieurs variations sur ton instrumental « Girl ». De qui est venue l’idée d’utiliser ce morceau ?
C’était l’idée d’Ursula Meier. Elle s’en était servie comme bande-son provisoire et, quand j’ai rejoint le projet, le morceau était déjà là. Bien sûr, il s’agissait seulement de la version originale qui figurait sur l’album, et elle voulait demander l’autorisation de l’utiliser. Mais à partir du moment où le morceau était là, elle voulait l’utiliser à différents endroits, et on a eu l’un comme l’autre le sentiment que ce serait trop. Elle m’a donc demandé si j’acceptais d’en écrire une version alternative. Il y en avait une en particulier écrit au wurlitzer qu’elle aimait beaucoup et qui a fini par devenir le principal motif récurrent.
La version qui figure sur Screenplay, « Girl wurli », est très intéressante à écouter hors contexte. Dans le film, on se rend bien compte qu’on entend diverses variations de ce morceau. Mais sur l’album, on la reconnaît à peine comme telle.
J’ai du mal à m’en détacher pour l’instant, j’en suis encore trop près. Et ce qui est un peu déstabilisant pour moi également, c’est qu’il s’agit du morceau principal du spectacle de danse auquel j’ai participé à Athènes l’an dernier, Kireru. On l’avait allongé pour en faire un morceau de douze minutes. Il commençait comme dans le film, uniquement au wurlitzer, puis d’autres instruments s’y ajoutaient progressivement jusqu’à ce que ça devienne quelque chose de beaucoup plus ample, de très hypnotique. C’était le chorégraphe qui nous avait dit « On adore ce morceau, on aimerait qu’il fasse douze minutes. » (rires) Je me suis dit « Douze minutes ? Est-ce que ça ne va pas être ennuyeux ? » Mais on a réussi à obtenir un arrangement qui fonctionnait très bien, assez impressionnant.
L’album contient également deux morceaux tirés de Plein Sud. Tu n’as écrit que ces deux morceaux pour le film, plutôt qu’une BO complète ?
En fait, un seul des deux moreaux, « Sam », figure dans le film. Ils ont utilisé l’autre dans la bande-annonce, le morceau que j’ai appelé « Plein Sud ». Le reste de la BO est composée par Jocelyn Pook qui, pour l’anecdote, jouait des cordes sur To bring you my love.
Un seul morceau de l’album, « A glass of wine », est une chanson. Elle est tirée d’un documentaire ?
Oui, sur un chanteur nommé Ježek. (à Marta) De quel pays est-ce qu’il venait, déjà ? L’équipe du documentaire est slovène, mais pas lui.
Marta : De Pologne.
John : Non, c’est un nom polonais mais il ne venait pas de là…
(petite pause le temps d’une vérification sur Wikipédia)
John : Ah si, il était slovène. C’était une sorte de conteur, acteur… « Poète, satiriste, humoriste, comédien, acteur, auteur jeunesse et réalisateur ». Voilà son nom : Frane Milčinski, dit Ježek. Il était originaire de Ljubljana. Le documentaire alterne des passages où différents fans et musiciens interprètent ses chansons et des images d’archives de Ježek ou de gens qui parlent de lui. On est filmés, le groupe et moi, en train d’interpréter cette chanson. Il y a aussi Cesare Basile qui participe, et un membre de Willard Grant Conspiracy… Mais c’est encore en production pour l’instant.
Comment travailles-tu sur les bandes originales, concrètement ? Est-ce que tu improvises en regardant les images, est-ce que tu essaies de capturer l’ambiance ?
Ça varie d’un film à l’autre, en réalité. Tout dépend du stade auquel on me contacte pour rejoindre le projet. Par exemple pour Little Black Spiders, Patrice me l’a demandé avant de commencer à filmer quoi que ce soit. Elle m’a demandé si j’acceptais d’écrire de la musique par avance, afin d’avoir quelque chose sur quoi travailler. Elle n’a pas utilisé ces morceaux en fin de compte, mais je crois qu’ils ont servi pour des ateliers, ce genre de choses. Donc cette fois-là, je fonctionnais uniquement avec le scénario. Comme elle avait choisi plusieurs des actrices principales, je voyais des photos des personnages, et comme elle savait où elle allait filmer, j’avais aussi des photos des décors. À ce stade je lisais simplement le scénario en imaginant le reste. Mais c’est quelque chose que j’aime assez. La plupart des bandes originales dont je suis le plus satisfait n’ont pas été écrites à partir des images. J’ai simplement regardé ou lu quelque chose et commencé à écrire. Quand on écrit à partir d’images précises, ça dicte souvent une façon de faire, on a l’impression que les choses doivent se passer à un certain moment du film. Et parfois c’est nécessaire, mais c’est le genre de chose que je fais plutôt à la fin, quand le réalisateur dit « J’ai besoin d’un morceau qui commence à 17 minutes 30 secondes et se termine à 18 minutes 52 », ce qui nécessite bien sûr d’être plus précis et demande un type d’écriture différent. C’est quelque chose que j’aime assez, ça pose un défi différent, mais la plupart du temps ce n’est pas là que j’obtiens mes meilleures mélodies. Elles viennent plutôt d’une lecture plus abstraite du film.
Est-ce qu’il t’arrive d’associer certains types de sons à des personnages ? Je pense notamment aux chœurs féminins sur Little Black Spiders et aux sonorités orientales associées au personnage de Rachid dans Une chinoise.
J’essaie de ne pas avoir une approche trop littérale, mais parfois c’est intéressant de glisser quelques nuances. C’est effectivement le cas dans ce morceau, « Rachid ». En grande partie parce que je le jouais au banjo, qu’on n’imaginerait pas comme un instrument oriental. Mais je le jouais au banjo avec des baguettes, ce qui le fait sonner comme un santour, un tympanon indien. Ça me semblait une manière intéressante d’occidentaliser ces sons. Et bien sûr, le film parle de l’occidentalisation de l’Orient, de la frontière de plus en plus floue entre la culture occidentale et orientale.
En tant que musicien qui vient d’un environnement rock, as-tu le sentiment d’apporter quelque chose de différent ?
Je suppose que oui. Mais quand j’ai commencé à écrire des musiques de film, il y a quinze ans, il n’y avait pas beaucoup de BO écrites par des musiciens issus du rock. Alors que c’est devenu beaucoup plus fréquent quatre ou cinq ans plus tard. Peut-être parce que les jeunes cinéastes de la génération actuelle sont amis avec des musiciens du rock. Je pense que c’est quelque chose qui va se répandre. Mais je crois que si j’apporte quelque chose de différent, ce ne sera pas parce que je viens d’un environnement rock, ce sera parce que je suis moi.
Composer une musique de film consiste à travailler sur l’œuvre de quelqu’un d’autre. Est-ce que c’est comparable d’une part au métier de producteur, et d’autre part à des collaborations comme tes deux albums avec PJ Harvey, où tu écris des instrumentaux pour que quelqu’un d’autre y ajoute des paroles ?
Je dirais que c’est semblable par bien des aspects, dans la mesure où l’on prend en compte la sensibilité artistique de quelqu’un d’autre. Ça ne va fonctionner que s’il existe une certaine confiance entre vous deux (ou plus, s’il y a d’autres personnes impliquées), et il faut un respect mutuel. Il faut aussi s’assurer de ne pas faire de compromis qu’on risquerait de regretter plus tard. Mais il y a bien sûr d’autres différences qui dépendent de la structure hiérarchique en jeu. Dans le cas d’une collaboration d’écriture avec Polly, c’est une collaboration à 50/50. Dans ce cas nous devons valider tous les deux les décisions, aucun d’entre nous ne peut l’emporter sur l’autre. Donc si l’un d’entre nous n’est pas satisfait de quelque chose, on ne l’utilise pas, même si l’autre est très enthousiaste. Il faut qu’on soit satisfaits tous les deux. Si c’est une collaboration où je compose pour un cinéaste, il est au-dessus de moi dans la structure hiérarchique. S’il veut faire les choses d’une certaine façon, c’est un choix qui lui appartient et je n’ai pas mon mot à dire. Et si ça ne me convient pas, alors il vaut mieux que je ne participe pas au film. Ça ne se produit pas souvent. Parfois, il y a des choses que je changerais, mais rien dont je me dise « Oh, c’est vraiment atroce ». Assez logiquement, je ne leur envoie jamais de musique que je n’aime pas. Il y a des choses que je préfère à d’autres, mais je ne leur envoie jamais de musique dont je ne sois pas satisfait.
Même chose quand je travaille comme producteur : c’est l’album de l’artiste. Si je pense qu’il y a une meilleure façon de faire les choses, je vais tenter de l’en convaincre, mais c’est son album au bout du compte. De la même façon que lorsque je travaille sur un album à moi, c’est mon album, et si quelqu’un tente de me convaincre de faire les choses d’une certaine façon je vais dire « d’accord », mais si je n’ai pas envie de faire les choses comme ça, c’est moi qui décide. Je suis tout à fait à l’aise avec ces différentes façons de travailler, avec la place que j’occupe dans le processus de prise de décision, ça me convient très bien.
Qu’est-ce qui fait pour toi une bonne musique de film ? Est-ce qu’elle doit pouvoir s’écouter séparément des images ?
Pas forcément, non. Je pense que différentes BO fonctionnent de différentes manières. Parfois, on n’a pas besoin d’avoir vu le film pour adorer la musique, parfois la musique ne veut plus dire grand-chose sans les images, et l’un comme l’autre peuvent être tout aussi géniaux. Je prendrais par exemple la BO du film Klute, c’est une BO géniale, mais j’ai l’album en CD et je ne l’écoute jamais parce qu’il ne fonctionne pas très bien sans les images. Mais dans le contexte du film, cette musique est extraordinaire. Si j’écoute le CD, il me rappelle simplement le film. Alors que par exemple, pour Il était une fois dans l’Ouest, j’écoute souvent le CD, sans être obligé de penser aux images, même si je le fais sans doute car elles sont très fortes.
Pourquoi avoir choisi de sortir un album reprenant des extraits de tes BO, plutôt que de sortir chacune d’entre elles à part ?
C’est venu des gens du festival Filmic, qui m’ont demandé de faire le concert d’hier et de présenter une sélection de films au Watershed. Ça m’a fait prendre conscience que je n’avais pas sorti la BO des films récents. D’abord j’étais en tournée, suite à quoi j’avais écrit trois bandes originales : Little Black Spiders, L’Enfant d’en haut et The Farmer’s Wife. Comme j’étais débordé, je n’ai pas vraiment eu l’occasion de penser à les sortir en album et personne ne m’a contacté pour le faire. Pour Une chinoise je n’ai pas eu l’idée moi-même, c’est une maison de disques qui m’a demandé si elle pouvait le sortir, je n’ai pas eu à y réfléchir. Pour les suivants, personne ne m’avait contacté. Sans doute en grande partie parce qu’un seul des films était sorti, les gens ne savaient pas vraiment que j’avais travaillé sur de nouveaux films. J’ai donc eu envie de les sortir et je me suis demandé : est-ce que je sors une série de BO ou une compilation ? Ou plus précisément : est-ce que je sors une série de BO ou un album avec Little Black Spiders d’une part et L’Enfant d’en haut d’autre part ? Mais il y avait aussi la musique de Plein Sud, et celle de The Farmer’s Wife qui figure sur la version vinyl de l’album. Je me suis rendu compte que j’avais assez de musique pour sortir un album qu’on puisse parfaitement écouter sans avoir besoin de voir les films, et qui fonctionnerait très bien de manière indépendante. Ensuite il s’est agi de passer en revue les musiques des différentes bandes originales et de choisir celles qui pour moi fonctionnaient de manière autonome, puis de trouver un ordre qui se tienne également sur un plan conceptuel. Donc j’ai regroupé les morceaux provenant d’un même film, ce qu’on ne fait pas en concert car je ne pensais pas que ça ne marcherait. Mais pour l’album, je voulais garder les films ensemble.
Est-ce qu’une bande originale est plus difficile à sortir qu’un album ? Est-ce que ça dépend du succès du film ?
Ça fait une différence énorme, bien entendu. Si le film a été un grand succès, la BO devrait bien se vendre. Surtout s’il s’agit d’un film où la musique se distinguait vraiment, comme celle de Yann Tiersen pour Amélie Poulain par exemple. Enfin oui, ça fait une différence. Les films sur lesquels j’ai travaillé récemment sont plutôt des films européens d’art et d’essai assez obscurs. Même si L’Enfant d’en haut a été pré-sélectionné pour les Oscars – il a été vu par beaucoup de gens, il est sorti dans beaucoup de pays. J’ai effectivement remarqué que je recevais des messages via mon site disant « Je viens de voir ce film et j’aime beaucoup la musique, est-ce que je peux l’acheter quelque part ? » Je n’avais absolument jamais reçu de mails au sujet des autres films. C’est sans doute parce que celui-ci a été diffusé plus largement à travers le monde.
Est-il plus facile de sortir un album de musique de film s’il contient des chansons ? Comme « Pretty Baby » pour Rosie ?
Je ne crois pas que ce soit plus facile. J’ai un sentiment mitigé à ce sujet, en réalité. Je crois que parfois, on peut y accorder trop d’importance. Je trouvais ça très bien qu’il n’y ait qu’une chanson sur Screenplay, et je l’ai délibérément placée vers la fin de l’album parce que je ne voulais pas que les gens se concentrent dessus. C’est ce qu’ils ont tendance à faire, car les mots se comprennent de manière plus immédiate alors que la musique demande quelques écoutes de plus, elle demande un peu plus d’effort. À mes yeux, une bande originale n’est pas différente selon qu’elle comporte ou non des paroles, je la considère comme une œuvre tout court. Je ne sais pas, il faudrait plutôt demander à une maison de disques, à Thrill Jockey. Je ne crois pas qu’ils auraient refusé l’album s’il ne comportait que des instrumentaux, je ne crois pas que ça fasse une différence pour eux. La question est surtout de savoir si ça fonctionne dans le contexte de l’album.
Comment as-tu abordé les concerts pour cette tournée autour de Screenplay ? Qui a réalisé les montages d’images des films diffusés pendant le concert ?
C’est Gavin Bush qui s’est occupé des montages, un réalisateur de Londres. Je lui ai donné tous les films en lui disant : on va jouer ces chansons, j’aimerais que tu mixes ces images en direct pendant qu’on joue. Il en a donc fait un montage qu’il mixait en direct pendant le concert. J’étais un peu frustré de ne pas avoir pu les voir avant, j’ai été très occupé en studio, suite à quoi on est passés directement aux répétitions. On n’a eu qu’une journée pour travailler avec Gavin. On n’avait pas d’écran pendant les répétitions, on n’a pu regarder son travail que sur moniteur alors qu’on était encore en train de répéter les chansons, on n’a pas vraiment eu le temps de regarder les images. Je le regrette avec le recul. J’aurais vraiment préféré avoir le temps de passer chaque chanson en revue individuellement. Je savais qu’il mixait en direct et qu’il y aurait des changements, mais j’aurais pu avoir au moins une vague idée de ce qui se passait. J’ai eu le sentiment que certaines des images – et, encore une fois, je n’en ai pas vu beaucoup – ne fonctionnaient pas, en tout cas d’après mon interprétation de ce qu’aurait dû être le résultat. S’il s’était agi d’un projet en collaboration, ça ne m’aurait pas dérangé que son interprétation diffère de la mienne. Mais là, il s’agit de concerts autour de Screenplay et j’ai le sentiment qu’ils doivent refléter davantage ma relation à ces films. Mais je ne considère pas que ce soit la faute de Gavin, plutôt la mienne, j’aurais dû prendre le temps de tout regarder avant le concert pour que mes attentes soient plus claires.
En assistant au concert sans savoir comment s’étaient passées les répétitions, on avait au contraire l’impression que vous réagissiez directement à ce qui se passait sur l’écran.
C’est parce qu’il a pu mixer en direct, il commençait et terminait en même temps que nous. J’ai vu une partie des extraits dialogués qui s’intercalaient entre les morceaux quand il y avait un changement d’instruments un peu compliqué. Je lui avais dit : « J’ai besoin d’une minute, est-ce que tu pourrais me trouver une scène d’une minute dans un de ces films, soit celui qui va commencer, soit celui qu’on vient de terminer ? » Et j’ai beaucoup aimé le résultat. J’aime ce genre de pause dans un concert, pour moi c’étaient les passages les plus réussis.
Est-ce qu’il y aura des changements pour les prochains concerts ?
Oui, absolument. Maintenant qu’on en a eu un aperçu, je peux me dire : quelque chose ne fonctionnait pas, je vais expliquer plus clairement mes attentes. Il faut que je réfléchisse un peu plus à ce que je voudrais changer. Comme beaucoup de choses, les concerts évoluent, c’était une première et ça ne marchait pas trop mal pour une première, mais je vois ce qu’on pourrait en faire afin que la musique et les images fonctionnent mieux ensemble.
Question classique pour terminer, combien de concerts sont prévus ?
Il y aura huit concerts en avril : deux en Belgique, trois en Allemagne, trois en Suisse. Et puis on fera une autre brève tournée en septembre. Je ne sais pas encore combien de dates, sans doute quatre au Royaume-Uni, et on jouera probablement en France. Je vous tiendrai au courant. J’attends le retour des agents qui s’en occupent actuellement. Ce serait peut-être autour du 9 ou 10 septembre. On jouera dans plusieurs festivals au Royaume-Uni et on enchaînera directement avec le reste de l’Europe.