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publié par gab le 04/09/13
Jackson C. Frank - Le lait et le miel -
Le lait et le miel

C’est l’histoire d’une chanson. "Milk and honey". Une chanson dont on tombe éperdument amoureux lorsqu’on la découvre en 2007 sur l’album posthume de Nick Drake, Family tree. Déboulant sans crier gare (« can’t think of any other songs to do »), elle a tous les atours d’une bombe-à-retardement avec ses circonvolutions musicales, son chant d’une délicatesse infinie et ses paroles d’une beauté rarement égalée. Face aux difficultés éprouvées pour s’en repaitre auditivement, il devient rapidement vital de la reprendre, de la jouer et la rejouer, les sentiments à fleur de peau, jusqu’à ce que fusion opère. Oui c’est l’histoire simple et tragique d’une chanson en laquelle on voudrait se réincarner.

Milk & honey (Nick Drake)

marbre

On va donc se l’approprier sans se poser beaucoup plus de questions. D’une, on voue un culte à Nick Drake et de deux, il nous a déjà fait le coup de la chanson-à-se-damner par le passé ("Things behind the sun"). Cela nous parait donc tout à fait naturel même si on sait que la chanson n’est pas de lui mais d’un certain Jackson C. Frank, illustre inconnu dont le nom nous laisse de marbre. D’ailleurs "Milk and honey" est tellement drakienne dans l’âme que pour nous il ne peut que l’avoir adaptée à son univers. Il en va ainsi pendant cinq ans et puis un beau matin, passage à l’acte ultime, tentative désespérée d’assimilation, on l’enregistre à notre tour. La boucle étant bouclée, nous prend alors l’envie saugrenue d’écouter l’originale pour voir. Et là, c’est la révolution.

ex-nihilo

Ou comment mettre à mal notre impression mythifiante selon laquelle le magnifique univers de Nick Drake ne repose sur aucune base existante, comme si un monde aussi personnel devait forcément apparaitre ex-nihilo. C’est absurde, on en convient, tout artiste hérite forcément de ses mentors, Nick Drake autant que les autres (on comprend mieux au passage pourquoi on retrouve quatre chansons de Jackson C. Frank sur le décidemment bien nommé Family tree). C’est donc assez abasourdi que l’on constate qu’il n’a en aucun cas façonné "Milk and honey" à sa guise mais plutôt digéré la leçon offerte par ce morceau pour poser les bases de ses propres chansons. Et de retomber en transe, déstabilisé à nouveau et pour longtemps par le deuxième effet "Milk and honey", la voix de Jackson C. Frank et cette présence incroyable. De l’art de bien choisir son héritage.

Milk & honey (Jackson C. Frank)

âge

La première écoute du seul et unique disque de ce dernier, Blues run the game (1965), est une révélation, une énorme claque comme on aimerait en prendre plus souvent. Si Jackson C. Frank et Nick Drake sont issus de la vague de renouveau folk anglais des années soixante (bien que le premier soit américain), ils transcendent tous deux leurs contemporains par leur sens mélodique et leur voix. Et s’ils se rejoignent sur leur capacité à créer des chansons belles à pleurer, ils se distinguent clairement par la singularité de leur voix. Chacun dans son style ayant trouvé le ton juste pour mettre en valeur au mieux son univers. Nick Drake reposera une superbe voix douce et apaisante sur une flamboyance musicale. Il n’aura en effet nul besoin de forcer la note pour transmettre ses sentiments exacerbés. Jackson C. Frank à l’inverse est d’abord une voix, voire des voix si l’on compare les dix premiers titres issus du disque original aux cinq derniers (démos ajoutées dans les années ’70). Une voix avec un corps, une voix d’un autre âge, voire d’un autre temps, capable d’en faire taire beaucoup d’autres. Une voix qui en impose, s’impose et transforme. Ou comment changer une première écoute d’album en expérience quasi-mystique.

roc

Une fois passé le choc initial, physique, associé à la découverte de cette voix, on peut se laisser aller à prendre la pleine mesure de l’album Blues run the game tel qu’il nous est proposé aujourd’hui. Le disque est basé sur trois mouvements de cinq morceaux : l’ancienne face A du 33 tours originel, l’ancienne face B et la face C ajoutée au disque au cours des années ’70. La face A du disque est sans doute la plus accessible, la plus tape à l’oeil et frontale, c’est aussi la moins intéressante (tout est relatif, comprenons-nous bien). Jackson C. Frank montre au monde de quoi il est capable, il fait du blues, voire de la chanson en mode contestataire ("Don’t look back"), et il le fait bien. Sa voix est puissante, déterminée, assurée. Il ne viendrait à personne l’idée de lui contester le moindre de ses choix ou de ses envies. Il suffit d’écouter le magistral "Here comes the blues" pour en être persuadé, cet homme est un roc.

Here comes the blues (Jackson C. Frank)

chemin

Puis, contre toute attente, à l’attaque de la face B du 33 tours de 1965, le roc se recouvre de mousse. Jackson C. Frank quitte le blues pour le folk et entre en état de grâce. Il s’agit bien sûr du plus beau mouvement du disque qui commence avec le désormais immortel "Milk and honey" et s’achève cinq morceaux plus tard sur "You never wanted me". Entre temps on se laisse porter dans un état second par l’hypnotique "My name is carnival", on croit défaillir sur le délicat "I want to be alone (dialogue)" pour se voir ressusciter en douceur avec la simplicité évidente de "Just like anything". La voix est toujours puissante mais de nouvelles sonorités y font leur chemin, de nouveaux sentiments s’invitent en filigrane. La compassion, la mélancolie, la contemplation se mélangent à la force du chant en un melting-pot unique et détonant qui saisit l’auditeur à la gorge pour longtemps.

cailloux

Enfin, changement de décors, on fait un bond dans le temps. Cinq ou dix ans peu importe, c’est en réalité une bonne cinquantaine d’années que la voix de Jackson C. Frank vient de prendre d’un coup. Le roc est devenu un amas de cailloux et la dernière partie du disque, la plus terrible, est forcément la plus poignante. De sa voix détruite, Jackson C. Frank vit désormais le blues à l’état pur et livre des compositions sans compromis qui font systématiquement mouche. Jamais jusqu’ici avait-il habité ses morceaux à ce point. Dans "Marlene", dans "The visit", on tremble, on vibre, on pleure avec lui. On sort de ces morceaux à la fois éreinté et profondément touché, inévitablement.

The visit (Jackson C. Frank)

machine

De façon générale, on ne sort pas indemne d’un tel disque, d’une telle rencontre. Pour peu qu’on jette un œil à la vie chaotique du monsieur, la bande son vire assez vite au tragique. Il n’en faut guère plus pour assoir un mythe. C’est d’ailleurs étonnant que Nick Drake soit devenu culte pour tant de gens alors que Jackson C. Frank reste dans l’ombre. Mort trop tard sans doute, trop âgé et dans un trop sale état pour alimenter convenablement la machine à immortalisation. A moins qu’elle prenne juste un peu son temps, cela ne fait que quinze ans qu’il est mort après tout. Et à voir le nombre d’artistes qui ont repris et reprennent encore ses morceaux, son œuvre elle au moins n’est pas prête de tomber dans l’oubli. C’est bien le principal désormais.

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publié par le 04/09/13