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publié par Nausica Zaballos le 10/02/09
frozen river - Courtney Hunt
Courtney Hunt

topos

On pourrait croire comme le laisse supposer le titre du film que le personnage principal de Frozen River est cette rivière prise par les glaces en plein coeur de l’hiver canadien, par des températures de moins 25°. Si la rivière est le topos qui permet à l’action d’advenir et prendre sens, Frozen River est surtout l’histoire d’une rencontre entre deux femmes, apparemment très dissemblables, issues de cultures, de communautés et de générations différentes mais confrontées à des difficultés similaires et universelles.

frontière

Le Saint Laurent, frontière naturelle entre les USA et le Canada, borde la réserve mohawk et devient le lieu des possibles pour ces deux femmes en déshérence affective et matérielle. Point d’entrée des immigrants chinois ou pakistanais aux USA, obstacle semble-t-il insurmontable car la glace menace de rompre, cette rivière gelée reste l’ultime défi de femmes, qui, lasses d’échouer dans chacune de leurs entreprises personnelles, se transforment en passeuses de clandestins pour subvenir à leurs besoins et peut-être aussi pour braver une certaine forme d’autorité aveugle, contestée par toutes deux.

résilience

Frozen River s’apparente par la forme à un polar mais demeure un drame humaniste au réalisme saisissant. A la manière de Ken Loach qui voue une véritable tendresse pour ses personnages de survivants, Courtney Hunt, le réalisateur de Frozen River, rend hommage à la force morale et à la résilience de ses deux héroïnes, loin de tout misérabilisme social.

Ray, la quarantaine usée, est mère de deux enfants qu’elle élève tant bien que mal dans son mobil-home. Employée à Yankee Dollar Store, elle attend, résignée, depuis plus de deux ans une promotion, qui au fur et à mesure qu’elle vieillit et que ses collègues aux fesses tatouées rajeunissent, s’éloigne chaque jour un peu plus d’elle malgré son sérieux et la promesse qui lui avait été faite par un jeune manager arrogant. Le mari de Ray, dépendant au jeu, a, une fois n’est pas coutume, disparu pour une virée dans les casinos des réserves avoisinantes ou d’Atlantic City. La scène d’ouverture du film met en lumière l’impuissance de Ray, son incapacité à concilier ses rêves (acquérir une maison, devenir sous-manager, nourrir correctement ses enfants) et la réalité représentée par des livreurs réclamant leur dû et surtout le fils ainé qui désespère de se nourrir de Tang et de pop-corn à chaque repas.

résignation

Frozen River est une réflexion sur les rêves et les moyens utilisés pour les concrétiser. Si Ray est dans l’action et la revendication perpétuelle, bataillant pour obtenir un délai supplémentaire de paiement afin de conserver maison et électroménager, si elle parcourt la région à la recherche de sa Dodge Spirit et de son mari, si elle change sans cesse son message de répondeur pour d’hypothétiques retrouvailles, Lila, la jeune femme mohawk, la passeuse de clandestins, est elle dans la résignation la plus totale. Lasse d’être rejetée par les siens qui voient en elle celle par qui la mort et le scandale arrivent, elle a abandonné son bébé à sa belle-mère qui ne lui a pas pardonné la mort de son fils. Tandis que Ray est féminine, les cheveux longs et bouclés, anguleuse, nerveuse, fardée et révoltée, Lila est presque obèse, souvent filmée dans son lit, mal fagotée, la moue boudeuse, les cheveux courts, le look androgyne. De la rencontre entre ces deux personnalités et ces deux corps meurtris naîtra une singulière amitié qui se passe de mots mais va jusqu’au sacrifice de l’une pour garantir une dignité et un futur familial à l’autre.

préjugés

Frozen River s’attarde peu sur le sort des clandestins, simples monnaies d’échange, évalués à 1200 dollars la pièce. On pourrait s’inquiéter de l’apparente froideur de ces deux femmes qui jamais ne semblent s’intéresser aux personnes qu’elles livrent de l’autre côté...les préjugés de Ray sont également manifestes lorsque éprouvant beaucoup de répugnance à convoyer un couple de pakistanais, elle se débarrasse de leur sac, de crainte que celui-ci ne recèle des armes bactériologiques alors qu’il contenait un bébé qui sera miraculeusement sauvé du froid. La méconnaissance de l’autre, de sa culture d’origine et de sa richesse humaine, l’indifférence à sa souffrance, le racisme ordinaire sont évidents chez ces deux femmes qui campent sur leurs positions et scellent un pacte de non-agression, unies fortuitement et provisoirement, par des intérêts mutuels. Lila a besoin de la voiture de Ray et d’une conductrice blanche pour éviter les contrôles de police. Ray, qui entasse les sels de bain dans son mobilhome, a besoin de gagner rapidement une somme de monnaie suffisante pour s’offrir la maison de ses rêves, une demeure avec baignoire.

no man’s land

Filmé en partie dans la réserve mohawk, ici, pas de grands discours sur l’enrichissement potentiel entre les deux communautés. Le fils de Ray, lorsqu’il apprend que la voiture de sa mère est aux mains d’une jeune femme de la réserve, propose d’organiser une vendetta pour « casser du Mohawk ». Pour payer le circuit électrique de son petit frère, il escroque par téléphone des veuves indiennes crédules. Les femmes du casino indien refusent de laisser entrer gratuitement Ray qui, fauchée, recherche désespérément son mari dans les salles de jeu de la réserve. Dans ce no man’s land enneigé, chacun compte sur lui-même car chacun sait que personne ne viendra l’aider. Ce qui sauve chacun des protagonistes, c’est le sens de sa propre paternité ou maternité. C’est la volonté du grand-frère de réparer le manège...

adultes

Au centre du récit, l’enfant balloté d’adulte en adulte à qui l’on cache la vérité, le départ du père ou l’identité de la mère. L’enfant, sacrifié au rêve de réussite américain, l’enfant transporté dans un sac de sport qui manque de mourir gelé...Le Conseil tribal vote pour l’expulsion de la réserve de Lila, qui hors de la juridiction tribale, est à la merci des forces de l’ordre américaines. Ce désaveu filial est paradoxalement ce qui permet à la rédemption de survenir : Lila trouvera la force de se battre pour son fils et le fils de Ray saura être un rempart contre la destruction qui menace son petit frère... En ce sens, Frozen River est un récit éminemment subversif : où l’on constate qu’à travers les erreurs de leurs référents adultes, libérés de la présence de ces parents impuissants et prisonniers de rêves irréalisables, des adolescents réapprennent à vivre pour devenir enfin adultes.

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publié par le 10/02/09