On ose à peine y croire, mais c’est désormais chose faite : non seulement Sandman, la série de comics culte de l’écrivain britannique Neil Gaiman, longtemps réputée inadaptable, a enfin été portée à l’écran après plusieurs tentatives avortées, mais le résultat est tout simplement magistral. Et à la hauteur de cette œuvre qui a profondément marqué nombre de lecteurs et lectrices, dont votre matelote encore chamboulée par le visionnage de ces dix épisodes.
Fratrie divine
Publiée entre 1989 et 1996, Sandman est au départ est une œuvre de commande de Vertigo/DC Comics dans laquelle Neil Gaiman s’affranchit peu à peu des consignes pour créer un univers de plus en plus personnel et profond, peuplé d’une galerie de personnages inoubliables. Les récits mettent en scène une fratrie de sept entités plus ou moins divines, « the Endless » (les Infinis dans la récente traduction française de Patrick Marcel), incarnant chacun·e un concept (Dream, Death, Destiny, Desire ou encore Despair). Les comics comme la série débutent lorsque Morphée, alias Dream, seigneur des Rêves, est emprisonné par un groupe d’occultistes. Échappant à sa captivité au bout d’un siècle, il regagne son domaine et s’affaire à réparer les dégâts que son absence a causés, dans le monde des rêves comme dans le monde éveillé. Ce qui commence par la quête de trois objets que lui ont dérobé les humains : une bourse de sable, un casque et un rubis qui concentrent une grande partie de ses pouvoirs.
S’ensuivra un récit fleuve dont Netflix adapte dans cette saison les deux premiers albums, Préludes et nocturnes et La Maison de poupées. On craignait tant de ne pas retrouver à l’écran la magie de l’original que la découverte de ces dix épisodes nous laisse sonnés. Voilà une œuvre dont on ne pourra pas dire « Oui, mais l’original, c’était autre chose » : ce qu’on découvre là, c’est le Sandman de Neil Gaiman, c’est le nôtre, vraiment, adapté avec assez d’habileté pour ravir les fans comme pour accueillir les novices en douceur. Par certains aspects, les premiers épisodes sont peut-être même une version améliorée : là où Gaiman tâtonnait au départ, les scénaristes savent où ils vont, grâce au recul du temps et à la connaissance de l’œuvre finie, et resserrent le récit autour de ses enjeux majeurs en éliminant notamment des références aux super-héros de DC Comics qui n’auraient fait que parasiter le récit. Les changements apportés sont toujours judicieux et ajoutent même parfois un supplément d’émotion, comme l’intrigue poignante autour de Lyta Hall qui ne parvient pas à tourner la page après la mort de son époux Hector.
L’infinie bienveillance de la Mort
Le plus étonnant, peut-être, c’est l’incroyable fidélité au matériau source. Le découpage en épisodes, la progression de l’intrigue, et même des pans entiers de dialogues sont quasiment repris à l’identique, avec des ajustements toujours très habiles. Ce n’est jamais en revanche un copier-coller paresseux des cases : visuellement, le résultat est différent, abordant les scènes sous de nouveaux angles, parfois dans de nouveaux décors, et c’est un vrai régal pour l’œil. On ne s’étonnera pas d’apprendre que Neil Gaiman, fort de l’expérience d’adaptations précédentes de ses œuvres (récemment American Gods et Good Omens), est ici producteur exécutif et s’est beaucoup impliqué dans cette transposition à l’écran de ce qui est sans doute son chef-d’œuvre.
On ne peut qu’admirer le parti pris de respecter la structure particulière de l’original, qui fait alterner récits longs et courtes vignettes, brasse les époques, les ambiances, nous fait passer d’une histoire de tueurs en série contemporaine à des scènes oniriques ou historiques où l’on croise aussi bien Lucifer ou les Parques que Shakespeare, Caïn et Abel répétant chaque jour le meurtre originel (mais pas avant midi, Caïn n’étant pas du matin) ou un bébé gargouille terriblement kawaï. Car au-delà des relations entre Morphée et sa fratrie, c’est de leur rapport à l’humanité qu’il est question ici. L’une des plus belles idées de Sandman est d’avoir représenté la mort sous la forme d’une jeune fille espiègle et chaleureuse qui aime profondément les humains et cherche à adoucir le moment de leur passage dans l’au-delà. C’est avec une grande émotion qu’on découvre à l’écran l’adaptation de la très belle histoire « Le bruit de ses ailes » où Death tente d’éveiller son frère Dream à la compassion. Kirby Howell-Baptiste est une magnifique Death à l’écran, dont elle porte avec grâce l’infinie bienveillance.
Conte philosophique
Car le cœur de Sandman, peut-être encore plus que l’univers ou les intrigues, ce sont les personnages. C’était l’une des plus grandes appréhensions des fans en attendant la série, et c’est aujourd’hui l’une de ses plus grandes réussites. Le casting frôle la perfection. Tom Sturridge est un impressionnant Morphée, dégageant le juste degré d’étrangeté qui suggère sa nature divine, et le fait exister par de subtils détails : sa posture souvent immobile, sa voix légèrement irréelle. Il a la stature de Morphée, sa dureté comme son humanité naissante. La Lucienne de Vivienne Acheampong est une belle version du Lucien des comics, bibliothécaire du domaine des rêves (avec sa fameuse collection de « livres encore jamais écrits »). Ses interactions avec son assistant à tête de citrouille, Mervyn Pumpkinhead, et Matthew le corbeau parlant sont vraiment savoureuses. Mason Alexander Park, iel-même non-binaire, donne une présence magnifiquement vénéneuse, flamboyante et sournoise à Desire. Parmi les personnages plus secondaires, mention spéciale à David Thewlis qui campe, le trois de temps épisodes, un John Dee fragile et terrifiant, terrifiant parce que fragile, un homme profondément instable qui manipule un pouvoir dangereux et peut basculer à tout moment. Et on se doit de saluer la performance de Patton Oswalt qui prête sa gouaille au génial corbeau Matthew, qui semble tout droit sorti des pages des comics tant il paraît vivant. On pourrait les citer toutes et tous – Kyo Ra, Stephen Fry, Jenna Coleman ou Boyd Holbrook, le glaçant Corinthien – tant il n’y a pas de performance inférieure aux autres.
C’est un bien beau voyage qui nous est offert là, un périple onirique où l’on ne sait jamais ce que nous réservera l’épisode suivant ; on a retrouvé en cours de visionnage l’immense plaisir éprouvé en découvrant des séries comme Buffy contre les vampires ou Dr Who, cette impression de voir se construire sous nos yeux un univers riche de possibles et qui ne cesse de repousser ses limites, un univers où l’émotion naît autant de la matière fantastique que des interactions entre les personnages, de leur évolution et de ce qu’ils reflètent en creux de nos propres expériences. Certains passages de Sandman frôlent parfois le conte philosophique, en ce qu’ils disent de notre rapport à la mort, de notre appétit de vivre, de nos rêves qui peuvent être un puissant moteur, un refuge face à l’horreur du monde comme un masque pour nous cacher notre propre noirceur. Les immortels eux-mêmes ne sont pas à l’abri de ces contradictions intimes, à l’image de Morphée dont la carapace de dureté, née d’avoir contenu l’intégralité de l’inconscient humain, se fissure légèrement lorsqu’il s’autorise à changer.
Brûler des cierges
On ne sait à quelle entité divine brûler des cierges pour obtenir que la série se poursuive. On sait simplement que la saison 2 est déjà écrite et adapterait probablement l’excellent album La Saison des brumes, où l’on fait davantage connaissance avec les membres de cette fratrie divine. Il faut absolument que Sandman se poursuive. Parce que le meilleur est encore à venir, parce que la saga est longue et riche, et parce qu’on n’en revient toujours pas de l’intelligence, de la sensibilité, de l’intensité de ces dix épisodes qui resteront sans doute comme un modèle d’adaptation. C’est un petit miracle, tout simplement. On n’ose se pincer de peur que ce visionnage n’ait été qu’un rêve. Mais un de ces rêves dont la chaleur s’attarde ensuite et rend le monde un peu plus beau.