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publié par Fabrice Privé le 15/08/25
Ethel Cain
- Willoughby Tucker, I’ll Always Love You
Willoughby Tucker, I'll Always Love You

En début d’année 2025, Hayden Silas Anhedönia faisait sonner à son alter ego fictionnel Ethel Cain les trompettes de l’apocalypse, avec la sortie de Perverts. Un EP au format aussi transgressif (une durée d’1h30) que son contenu était intransigeant : plages dark ambient, drones voraces et psalmodies noise cauchemardesques se dilataient, souvent au-delà des 10 minutes, pour une mise en musique d’un chemin de croix impressionniste. À la surface de cette coulée de lave ne restaient plus que quelques scories de cette pop sadcore, déjà vrillée mais envoûtante, qui inondait son premier album Preacher’s Daughter (2022) : cet admirable maelstrom Southern Gothic qui décrivait la trajectoire tragique d’Ethel Cain, pour finir par offrir à sa protagoniste la seule délivrance possible : l’au-delà... Un récit abreuvé de ferveur religieuse méthodiste, d’abus familiaux héréditaires, d’aspirations amoureuses gondolées, de quête d’identité et de relation contrariée à une spiritualité sourde-muette. Une histoire où les destins se nouaient derrière des portes verrouillées, où les illusions s’écroulaient sur la banquette arrière d’un pick-up, où le rêve américain s’affaissait et se décomposait sur le matelas défoncé d’une grange en Alabama, s’évacuait dans les toilettes d’un motel au Texas ou se diluait dans une seringue en Californie : fin de parcours pour Ethel Cain qui terminait littéralement refroidie, mâchée et digérée, selon l’envie, par son dernier "amoureux".

Huit mois après Perverts, sort donc Willoughby Tucker, I’ll Always Love You qui voit Anhedönia renouer avec sa puissance narratrice et le conte cruel d’Ethel Cain, pour documenter les années précédant les faits relatés dans Preacher’s Daughter : de quoi comprendre que le vers était déjà dans le fruit avant que la pomme ne soit croquée. De quoi également faire (plus ample) connaissance avec de nouveaux protagonistes, et en particulier Willoughby Tucker, son seul et premier véritable amour qu’elle rêvait précédemment de rejoindre, post-mortem, dans leur refuge imaginaire au Nebraska. Évidemment, l’album rédige le rapport d’autopsie de leur relation et de leur incapacité à se délester l’un l’autre de leurs propres traumas, avec des conclusions à peine moins éprouvantes que pour l’opus précédent. Sans se lancer dans une exégèse de ses écrits, l’autrice Anhedönia fait encore très fort. Et la compositrice est au sommet de son art, en prolongeant la veine musicale plus menaçante et climatique de la fin de Preacher’s Daughter (sans renier une pop qui sait mordre sur un "Fuck Me Eyes" parfait). Elle met aussi à profit l’expérience acquise avec Perverts. On comprend d’ailleurs maintenant que cet EP lui a servi à se délester d’une noirceur musicale absolue pour mieux l’assimiler à une formule maintenant exactement dosée et bombardée par ses radiations vocales sublimes.

Slowcore, ambient, alt-country, witch house, ethereal, post-rock, shoegaze sont autant de styles musicaux à la marge qui convergent ici naturellement dans un torrent de pop alanguie. Les sensations procurées sont elles divergentes mais toujours fortes. Les morceaux instrumentaux se mettent au service du récit : voir "Willoughby’s Theme", qui débute joliment (mais à la Badalamenti) et se prolonge dans un tourment alarmant prémonitoire. Tout coule de manière fluide et unitaire, le fond et la forme s’interpénètrent pour culminer sur une dernière demi-heure vertigineuse : ah ce calme de "Radio Towers" avant la "Tempest", avec sa tornade fatale qui toupine au ralenti. Il est décidément captivant de voir la manière rénovée avec laquelle la gen Z s’approprie des groupes comme Low, Labradford ou Duster (dont le "Stars Will Fall" est samplé sur "Dust Bowl") et s’adosse à des références emblématiques – revendiquées – comme Twin Peaks. Et de voir l’édifice fictionnel total qu’est en train d’ériger la chanteuse. Willoughby Tucker, I’ll Always Love You en enrichit le lore et la mythologie de façon décisive. Et maintenant, il va falloir se résoudre à faire ses adieux à Ethel Cain, du moins au personnage. Mais ce n’est pas fini pour autant, puisque, si tout se déroule selon les plans, sa généalogie aux ramifications putréfiées devrait être disséquée via deux autres chapitres : l’un dédié à sa mère, la femme du prédicateur abusif, l’autre à sa grand-mère, Ethel Cain Sr., soient les autres Daughters of Cain, éternelles débitrices de leur lignée maudite. En espérant que l’ambition artistique d’Hayden Anhedönia ne soit pas soluble dans la notoriété et le fandom (ou un beef avec Lana Del Rey) : après deux albums majuscules, ça serait d’une violence inouïe.

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publié par le 15/08/25