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publié par arnaud le 08/05/06
Elysian Fields - Interview

Il faut situer l’interview... Au départ nous devions retrouver Jennifer Charles & Oren Bloedow, seuls membres permanents d’ Elysian Fields, juste après leurs balances. Un manque de compréhension entre le label et la salle, ajouté à un retard quasi inévitable quand on prépare un concert rock, nous avaient contraints à repousser l’entrevue après le show, avec les risques d’annulation et de fatigue que cela suppose. Par le passé les New-Yorkais s’étaient toujours montrés charmants et disponibles, mais ce soir nous étions dans la peau des interviewers, intervenant en plus après un long concert, réussi, mais pendant lequel on avait senti le couple tendu sur scène. Au moment de commencer à discuter dans la loge, Jennifer, alors seule, nous fait comprendre qu’elle n’a pas très envie qu’on la photographie, et que de toute façon elle veut voir tous les clichés de la soirée avant que nous mettions quoi que ce soit en ligne. Elle nous regarde d’un air espiègle qui déstabilise... Pendant toute l’entrevue nous ne saurons pas sur quel pied danser, mal à l’aise devant l’attitude de la chanteuse, jouant un moment les divas odieuses à la Hope Sandoval, ne prêtant qu’à moitié attention aux questions, pour, la minute suivante, se montrer des plus touchantes. Portrait aussi contrasté d’Oren, qui se révèlera assez colérique vis à vis de certains sujets, pour l’instant d’après déborder d’humanité et de passion. Scènes surréalistes, poésie chinoise et piques subtiles lancées indirectement l’un envers l’autre. Interview décalée avec deux drôles d’oiseaux.

entretien réalisé le mercredi 1er novembre 2005 au Ciel,Grenoble. Merci à Julia de Naïve.

Ma salle préférée

Cargo - Bientôt deux ans qu’on ne vous avait pas vus sur scène, et ça fait du bien de vous retrouver aussi à l’aise ce soir, Jennifer, tu as même décrit Le Ciel, comme ta salle de concert favorite au monde. D’une manière générale, comment vis-tu les tournées, est-ce que de jouer chaque soir, ce n’est pas parfois trop routinier ?

Jennifer - Du tout... J’adore être sur scène, tout simplement. Tu sais, si je n’aimais pas ça, je ne le ferais pas.

Cargo - Et en comparaison avec le studio ?

Jennifer - Les deux me plaisent.

Cargo - Et concernant le choix de la setlist, est-ce que vous variez beaucoup d’un soir à l’autre, forts de vos quatre albums ?

Jennifer - Ca dépend... de ce qu’on a envie de donner. Bien sûr, il nous est impossible de jouer un album complet dans la même soirée, mais on essaie de se concentrer sur les nouvelles compositions, celles du dernier disque.

Dee-Dee

Cargo - Justement, peux-tu nous parler de Bum Raps & Love Taps, nous expliquer ce titre particulièrement idiomatique...

Jennifer - Oui... Bum Raps & Love Taps... A mon avis, peu de gens comprennent vraiment de quoi il s’agit en France... (elle sourit... entre espièglerie et mépris distant) “Bum rap”, c’est une accusation montée de toute pièce, (en riant) non non, “bum” ici ne signifie pas “popotin” mais plutôt “faux”. Ensuite si tu es condamné, tu as un casier judiciaire, qu’on appelle “rap sheet”. L’expression “bum rap” s’applique pour un criminel, mais pas seulement... Quant aux “Love taps”, ce sont des tapes d’amour, des gestes qui peuvent tout aussi bien être doux, qu’aggressifs. Un peu comme des petits coups de poings amoureux (elle rit) ! C’est ma grand-mère qui a trouvé ce titre... (d’un coup, plus sombre)... Tu sais hier c‘était le jour anniversaire de sa disparition. (silence).

Cargo - Tu donnes le sentiment que ta grand-mère, Dee-Dee, est toujours intensément vivante à l’intérieur de toi, et tu sembles y faire référence dans chacune de tes interviews toujours avec la même émotion.

Jennifer - (sourire doux) bien sûr... et puis cette chanson (Bum Raps & Love Taps) a été écrite en son souvenir, c’est un morceau sur sa vie autant que sur sa mort. Elle était parvenue à ce titre juste avant de partir... Tu vois, elle avait en tête d’écrire ses mémoires (mot prononcé avec un fort accent français) avant de tirer sa révérence, mais elle n’est pas allée plus loin que le titre... Lequel est finalement devenu le commencement d’une autre histoire, celle de notre album. Ces mots portent en eux les différents sentiments qui traversent le disque, en dépit du fait que seule une chanson parle directement de Dee-Dee. Néanmoins l’album entier lui est dédié.

Photo

Cargo - Je trouve que la photographie de (photographe américain, dont les clichés noir & blanc jouent avec les flous, le grain, de façon à retranscrire intensément l’émotion d’un instant. On avait déjà pu apprécier ses travaux à la une des deux albums des Canadiens de Set Fire To Flames) que vous avez choisie pour la couverture, très adaptée à l’idée du souvenir...

Oren - (qui vient de débarquer dans la loge, prenant d’assaut le buffet) Le recto (un vieil homme accoudé à une table, un verre devant lui, le visage masqué par une volute de fumée) c’est pour les “Bum Raps” et le verso (qui montre Jennifer en robe orangée, posture cambrée et en appui contre un stand de fête foraine, tenant une carabine futuriste à bout de bras) c’est pour les “Love Taps”.

Cargo - Je me suis fait ma propre idée à ce sujet. Pour moi, la photo d’Ackerman, qui est étonnament nette comparée à ce que je connaissais de ses travaux, et le cliché de Jennifer qui est très flou, représentent l’axe du temps de l’album. D’un côté un passé très net et contrasté, qui correspond au début du disque, une suite de morceaux plutôt catchy, chargés d’influences seventies (guitares Hendrixiennes) et dont les thèmes semblent secondaires, pour s’orienter au fur et à mesure vers des compositions plus personnelles, éthérées et aventureuses, élargissant la palette de couleurs de votre son.

Oren - Cette interprétation me plaît bien... Faudrait que tout le monde soit comme toi (il rit... nous laissant dans le doute, véritable bonne humeur ou moquerie... l’homme semble tendu et de mauvaise humeur... On se souvient alors du rappel au début duquel il était parti dans les loges, furieux, pour récupérer son slide, après avoir récupéré les clefs auprès d’une Jennifer mi-ange mi-démon, jouant les pestes en le titillant, s’autorisant à commencer le morceau avant le retour du guitariste... )

Cargo - (contemplant le digipack) Je trouve vraiment que c’est l’un de vos artworks les plus réussis... Je n’étais pas convaincu par celui de Dreams That Breathe Your Name...

Oren - (un poil irrité) Pourtant c’est une peinture incroyable... mais bon, il est vrai que tu n’as peut-être pas pu en apprécier toute la beauté si tu t’es contenté du détail que présentait la jaquette de notre précédent disque. L’oeuvre de Fred Tomaselli est gigantesque... c’est un immense collage à base de divers éléments : photos, feuilles, insectes, médicaments etc...

Collaborations

Cargo - Jennifer, dans le cadre de tes nombreuses participations aux albums d’autres artistes, de Foetus à Tweaker, en passant par notre Murat national, peux-tu nous dire comment tu travailles, est-ce que ces gens-là te dirigent en quelque sorte et ont une idée précise de ce qu’ils attendent de toi, vocalement, ou bien as-tu carte blanche pour habiter leur musique ?

Jennifer - C’est plutôt ça oui... C’est moi qui décide de ce que je vais faire, de la manière dont je veux sonner. En fonction du projet, je décide d’adopter telle ou telle voix.

Cargo - En tout cas, le résultat est souvent saisissant, par exemple ton interprétation magnifique de Crude Sunlight sur l’album de Tweaker...

Jennifer - C’est moi qui l’ai écrite aussi...

Oren - (interrompant sa collation) ouais... enfin ce titre de Tweaker a été salement bousillé tu sais !

Jennifer - Oui... Putain il nous l’a complètement massacré...

Oren - On avait envoyé la piste à Chris (Vrenna, l’homme derrière Tweaker, ex-batteur de N.I.N. et auteur de deux albums aux nombreux invités, de Will Oldham à Robert Smith ) par e-mail, on avait fait l’enregistrement à la maison en posant la voix de Jennifer sur ses pistes sonores. Mais du côté de Tweaker je ne sais pas ce qu’ils ont foutu, toujours est-il que la voix s’est retrouvée parachutée sur la musique de la pire des manières... c’est un putain d’agencement stupide, sans aucune harmonie rythmique, faisant abstraction de toute musicalité. Ca ne ressemble en rien à ce que nous voulions.

Jennifer - ni à ce que je voulais... c’est bien différent de ce que j’avais écrit.

Oren - Pour te dire, il n’y a vraisemblablement que 2 ou 3 % du résultat final qui parvient à la hauteur de ce que Jennifer avait enregistré.

Cargo - Et bien sûr, pas moyen pour vous de faire écouter votre version du morceau, je suppose ?

Oren - Eh bien, on devrait proposer notre propre mix de ce titre et le mettre quelque part en ligne sur internet ! Mais bon, de toute façon, une fois que tu as pris l’habitude de l’entendre d’une certaine manière, c’est un peu compliqué de revenir en arrière. Mais je suis convaincu que si tu avais entendu notre version une bonne cinquantaine de fois, pour ensuite découvrir la version de Vrenna, tu aurais eu une attaque !

Jennifer - Tout est question de synchronisation de ma voix... cette manière qu’elle avait de tomber dans le beat... (soupir)

Chanson favorite

Cargo - Revenons vers Bum Raps et vos prestations live du moment, quelle chanson préférez vous interpréter ces temps-ci ?

Jennifer - Ca dépend des jours... ce soir par exemple... je dirais... (elle fait la moue, prend son temps, ricane) Je crois que j’ai vraiment bien aimé When ce soir. (En direction de Thomas, responsable des claviers) qu’en dis-tu, Thomas ?

Thomas - ...Mmmh... oui. En plus c’était la première fois qu’on la faisait sur scène... J’ai trouvé qu’elle rendait très bien.

Jennifer - J’ai beaucoup apprécié Bum Raps & Love Taps aussi...Et puis We’re In Love.

Cargo - Il va de soi que vous devez préférer les nouvelles chansons aux anciennes, non ? Mais bon, j’aurais quand même bien pris un petit Fountains On Fire pour la route !

Oren - (agréablement surpris) Ah ! Oui mais Thomas aurait été obligé de se taper la partie de basse.

Cargo - A ce sujet, nous étions assez surpris de constater que vous jouez sur scène sans bassiste... (contrairement à la tournée précédente, ce soir Oren a dû se partager entre les guitares et la basse)

Oren - (de nouveau énervé) Si tu savais seulement comme c’est difficile de s’en sortir financièrement dans ce business, crois moi que tu ne serais pas surpris par ce genre de merdes...

Jennifer - (interrompant l’amertume d’Oren), mais toi Thomas, ça t’aurait branché de jouer la basse sur cette chanson ?

Thomas - Eh bien, j’avoue que ça aurait été un peu compliqué... mais pourquoi pas essayer de la bosser pour une prochaine fois ?

Oren - (la bouche pleine) Grouille-toi de remonter sur scène maintenant ! Allez ! Allez !

Amérique

Cargo - Votre musique semble profondément marquée par New York, à l’image de la ville, elle est comme partagée entre l’Amérique et l’Europe, pour finalement n’appartenir qu’à elle-même. Comment ressentez-vous cela, dans quelles proportions vous sentez-vous américains ?

Jennifer - (pensive) moi je me vois plutôt comme... si je venais de... l’espace. (‘m from outer space)

Oren - (toujours en train de manger) Hey... Sun Ra ? Tu viens du même espace que celui décrit dans les films de Sun Ra ? ( Sun Ra, jazzman fantasque, musicien d’avant-garde dont l’imagerie, héritée de la mythologie égyptienne et de la science fiction, aura bien souvent dérouté la critique, faisant passer ses exhubérances avant sa musique)

Jennifer - (cherchant à citer Sun Ra) “Je ne fais pas partie de l’Histoire... son histoire...” euh... ”De quelle histoire fais-tu partie” ?

Oren - (à Jennifer) Non non non... si tu veux citer ce truc, tu as plutôt interêt à bien le faire ! Il dit “ Je ne fais pas partie de l’Histoire, car l’Histoire ne fait que se répéter. Je suis une partie de mon histoire, (“I’m not part of history, because history repeats itself, I’m part of my story, the mystery... the mystery doesn’t repeat itself ”)

(décalage maximal... on ne sait même plus où les deux zozos veulent nous emmener !)

Cargo - Euh... et le fait d’être gentiment ignorés par les Américains, de ne rencontrer aucun réel support de la part des médias US ?

Jennifer - Oh ça... C’est pas plus mal ! On se sent à l’aise avec cette idée... génial ! (d’un air qui hésite entre la joie et l’amertume)

Oren - Bien sûr que c’est pas comme ça qu’on va se payer une maison, ou mettre de côté pour la retraite ! Mais bon, tu vois la façon dont fonctionne le monde du divertissement, tout se fait sur ton nom. Si tu veux gagner gros, mieux vaut savoir faire valoir ton nom, au risque de morfler. En Europe, c’est difficile d’être une superstar, néanmoins il y a des opportunités pour une carrière raisonnable, alors qu’aux Etats-Unis, c’est autre chose ! Si le statut de superstar est tout aussi compliqué à conquérir, il est encore plus difficile de parvenir à s’imposer en milieu de tableau. De ce point de vue, on est plutôt contents d’être bien accueillis par les Européens, parce qu’ici nous pouvons gagner un peu d’argent en donnant des concerts d’importance respectable, rien à voir avec ce que nous serions amenés à subir si nous travaillions pour une multi-nationale. Dans ce genre d’environnement, la relation qu’on t’oblige à entretenir avec toi-même pour atteindre les sommets et t’y maintenir, est tout bonnement inacceptable. Ca revient à de l’exploitation pure et simple, et n’importe quel acteur de cette mascarade est voué à la dépression et à la souffrance, rejoignant les rangs désespérés des Fiona Apple et Mariah Carey de ce bas monde.

Liberté

Cargo - Donc vous vous sentez libres de faire ce qu’il vous plaît ?

Jennifer - Je fais toujours ce qu’il me plaît.

Cargo - Mais si vous faisiez partie d’une major...

Oren - Les majors... ce n’est pas un endroit pour les gens sensibles !

Jennifer - Tu sais je pense qu’il y a une très bonne raison si certaines personnes parviennent à un niveau important de notoriété, alors que d’autres non. C’est parce que ces gens-là le veulent plus que tout au monde et font tout pour y arriver. Pour ma part, je crois tout simplement ne pas en avoir assez envie... Tu trouveras toujours quelqu’un qui en voudra plus que toi de toute façon, donc je me contente de faire mon truc, si quelqu’un décide que je suis douée, tant mieux, mais sinon tant pis... Je continuerai quand même de faire ce que j’ai toujours fait. Et puis si mon destin, c’est d’être reconnue des Terriens, soit... mais si les Terriens m’ignorent, ce n’est pas bien grave, je fais partie de la planète au même titre que les arbres, ou les étoiles au dessus de nos têtes.

Cargo - Voilà une saine façon d’expulser la pression que tu pourrais toi-même t’imposer.

Jennifer - Oh tu sais c’est déjà assez compliqué comme ça ! Et puis j’impose déjà ça à l’homme dont je suis folle... tu vois (jaugeant Oren de son regard de braise) enfin bon... (elle prend un faux air gêné et éclate de rire)

Oren - (la bouche pleine et feignant de garder son calme) bon sang j’ai pourtant essayé... encore et toujours !

Jennifer - (faisant semblant de ne pas l’écouter) enfin tu sais... c’est juste que les mecs ont du mal à gérer tout ça... ils te prennent pour une rockstar, comme si tu étais...

Thomas - ...jalouse, aigrie...

(fous rires... même si l’on a du mal à démêler la part de comédie du vrai)

Jennifer - donc oui, j’arrive à imaginer ce que doivent vivre les superstars... ça doit pas être facile tous les jours.

Oren - (de retour sur le sofa à côté de Jennifer) Vois-tu, la forme la plus ancienne de poème chinois, se présentait souvent en quatrain. Les deux premiers vers constituaient le sujet du poème, le suivant semblait n’avoir aucun rapport avec le reste, pour enfin aboutir dans la dernière partie à une espèce de synthèse.

Dans la ville de Feng-shu, il y avait deux filles de marchand

L’une âgée de 16 ans, l’autre 18.

Quand un soldat veut tuer un homme, il utilise sa lance

Mais ces femmes-là n’avaient besoin que de leurs yeux.

(complètement décontenancés... silence pesant dans la loge... curieux échanges silencieux entre les deux anciens amants)

Cargo - Tu tiens ça de qui ?

Oren - Je ne sais pas. Il s’agit juste d’un antique poème chinois. Après tout on s’est tapés le discours de Jennifer sur les médias, et ensuite sur ses mecs... tout ça quoi...alors bon...

(rires)

(Jennifer s’amuse à essayer de lire nos questions manuscrites, montre quelques ratures pour savoir ce qui a été supprimé...)

New York

Cargo - (pris par le temps) Pas sûr qu’il nous reste assez de temps, mais j’aurais voulu connaître votre sentiment quant à la politique répressive menée depuis Giuliani, et reprise par son successeur, Michael Bloomberg, à l’encontre des lieux underground new-yorkais.

Jennifer - (d’un air dégoûté) Giuliani, Bloomberg, qu’ils me sucent la queue !

Cargo - Okay... ça me suffit !

Et nous quittons la loge, complètement subjugués par le duo, vu sous un nouveau jour... La frontière entre le jeu et le sincère semble des plus minces, impression aussi d’être un peu tombés au mauvais moment, parfois même utilisés à notre insu par l’un ou l’autre, pour se chercher des noises... Reste ces deux personnalités magnétiques qui parviennent à fasciner quitte à flirter parfois avec l’insolence, deux âmes passionnantes et habitées.

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publié par le 08/05/06