Avant de revenir en détail sur la saison 6 dont la diffusion vient de s’achever sur la BBC, replaçons la série dans son contexte. Phénomène de société en Grande-Bretagne, cette série créée en 1963, véritable madeleine de Proust pour plusieurs générations de Britanniques, restait jusqu’à récemment quasi inconnue en France. Ce n’est que depuis deux ou trois ans que le bouche-à-oreille l’a fait découvrir chez nous à des fans de plus en plus nombreux. À défaut de succès auprès du grand public, on peut parler de vraie série culte, de celles qui créent une connivence entre les fans et donnent lieu à d’innombrables échanges sur le Net. La série que l’on découvre en France n’est pas celle des origines, mais la version moderne initiée en 2005 par le producteur Russell T. Davies, et qui compte six saisons à ce jour.
Qui est donc ce mystérieux Docteur ? Un extraterrestre de plus de neuf cents ans, dernier de son espèce, qui voyage dans le temps et l’espace à bord du Tardis, vaisseau camouflé en cabine téléphonique. Le Docteur est quasi immortel, et doté d’un pouvoir bien commode pour prolonger la série dans le temps : chaque fois qu’il est mortellement blessé, il se régénère en changeant au passage de visage et de personnalité. À ce jour, onze acteurs se sont succédé dans le rôle, dont trois dans la nouvelle série : Christopher Eccleston, David Tennant (le préféré de beaucoup de fans) et Matt Smith, le Docteur actuel. Profondément attaché à l’espèce humaine, il voyage toujours avec une compagne attitrée à laquelle le lie une relation platonique mâtinée d’attachement amoureux. C’est que Doctor Who est considéré en Grande-Bretagne comme une série jeunesse, ce dont on peut s’étonner au vu de la complexité de certains scénarios – mais qui explique l’absence quasi-totale de références à la sexualité des personnages.
Nous ne parlerons pas de l’ancien Doctor Who qui manque encore à notre culture, mais le nouveau constitue l’une des séries les plus jubilatoires de ces dernières années. Tout débute comme un Chapeau melon et bottes de cuir moderne teinté d’absurde anglais avant de gagner progressivement en loufoquerie, mais aussi en richesse et en complexité. On y brasse allègrement les paradoxes temporels, les invasions extraterrestres et les fins du monde avortées, on voyage de planète en planète, on rencontre des personnages historiques comme Dickens, Van Gogh ou Agatha Christie. On y croise des galeries de monstres improbables, tels les emblématiques Daleks, sortes de poubelles métalliques parlantes au tempérament belliqueux et à la bêtise tellement profonde qu’elle en devient cocasse. Ajoutez à tout ça un casting impeccable, des scénarios inventifs brassant une vaste gamme d’émotions, et un profond respect pour la science-fiction et pour la culture populaire. C’est sans doute l’une des seules séries capables de citer Shakespeare et Harry Potter dans la même scène avec une égale déférence. L’une des rares, aussi, à développer avec autant de finesse une figure de héros crédible et attachante, jusque dans ses aspects les plus troubles.
Si l’ère Davies/Tennant (saisons 2 à 4) est considérée par beaucoup comme une sorte d’âge d’or, les deux saisons suivantes divisent davantage les fans. Davies y confie les rênes de la série à Steven Moffat, scénariste d’exception. Les premières années, Moffat n’écrivait qu’un ou deux épisodes par saison, mais c’étaient ceux que tout le monde se rappelait. “The Empty Child” et son enfant-zombie cherchant sa mère dans les rues de Londres en plein Blitz, coiffé d’un inamovible masque à gaz. “The Girl in the Fireplace”, peut-être l’épisode le plus poignant de la série, où le Docteur s’attache à Madame de Pompadour traquée par d’inquiétants automates du futur. Ou encore “Blink” et ses terrifiants « anges pleureurs » de pierre qui s’animent dès qu’on cesse de les regarder. Sur la longueur de toute une saison, Moffat imprime désormais sa griffe à la série tout en se livrant à des numéros d’équilibriste pas toujours maîtrisés. Son Doctor Who est un joyeux foutoir dont les intrigues deviennent de plus en plus complexes et le rythme de plus en plus frénétique. L’arrivée de nouveaux acteurs renforce l’impression de regarder une toute autre série que celle de Russell T. Davies. Matt Smith campe un Docteur loufoque et touchant, grand gamin aux lubies fantasques et aux expressions de clown lunaire. À ses côtés, la rouquine Amy Pond (Karen Gillan), que le Docteur avait d’abord rencontrée sous les traits d’une petite fille dans la chambre de laquelle grandissait une inquiétante fissure, et son époux Rory (Arthur Darvill), personnage bien plus riche que le faire-valoir transparent pour lequel il passait au départ.
C’était autour d’Amy et de cette étrange fissure que tournait un grande partie de la saison 5. Pour la sixième, Moffat se concentre sur un autre personnage central, l’une de ses plus belles créations : l’archéologue River Song, énigmatique voyageuse temporelle dont le chemin croise sans cesse celui du Docteur, mais jamais dans le bon ordre. L’idée derrière le personnage est déjà belle en soi, mais son interprète Alex Kingston lui donne un vrai magnétisme ainsi qu’un sens du décalage jubilatoire – une River Song capable de défigurer un monument historique dans le passé pour laisser des messages au Docteur sous prétexte qu’il ne répond jamais au téléphone. River Song, donc, dont l’histoire n’était suggérée que par petites touches dans les saisons 4 et 5. Ce mystère faisait le charme et l’épaisseur du personnage, d’où le défi auquel se confronte Steven Moffat dans cette sixième saison.
Difficile d’en résumer l’intrigue sans tout gâcher. Disons simplement qu’elle commence, paradoxalement, par un cliffhanger énorme qui voit le Docteur assassiné par un mystérieux astronaute surgi d’un lac au beau milieu de l’Utah – mais il réapparaît, bien vivant, quelques heures plus tard. Il faudra toute une saison pour démêler l’énigme de cet « impossible astronaute », liée à une race d’extraterrestres baptisée « The Silence » qui côtoie l’humanité depuis des temps immémoriaux. En chemin, on se balade au gré d’épisodes indépendants à la réussite assez variable. On y croise des pirates, des monstres surgis d’un placard d’enfant, des clones humains, Hitler et Nixon, des planètes en quarantaine. L’un des plus beaux épisodes est signé par le romancier Neil Gaiman. Mieux vaut ne pas en dévoiler le sujet, tellement la surprise est jolie. “The Doctor’s Wife” repose sur une idée tellement simple et belle qu’on s’étonne que personne ne l’ait eue avant lui. Un épisode poétique et barré à la fois qui ne peut que ravir les fans de longue date et qui révèle une actrice épatante, Suranne Jones.
Si le point de départ de la saison était brillant, le final nous a laissés sur notre faim. Cette saison 6 est riche de potentialités, de situations originales et de dilemmes tragiques, et éclaire sous un jour nouveau le très beau personnage de River Song. Mais elle pose davantage de questions qu’elle n’apporte de réponses, et finit sur un tour de passe-passe guère satisfaisant. De Steven Moffat, on avait pris l’habitude d’attendre plus de démesure : de tous les scénaristes de la série, il était celui qui pouvait transformer l’idée la plus improbable en scénario complexe, émouvant et d’une profonde originalité. Rien de tout ça dans ce final, alors que le fil conducteur de la saison le laissait espérer. On se découvre toutefois plus indulgent avec ces deux dernières saisons qu’avec celles de Russell T. Davies : elles étaient plus maîtrisées mais aussi, d’une certaine manière, plus sages. Il arrive à Steven Moffat de se planter, mais il a le mérite d’essayer. On attend donc avec curiosité de voir ce que réservera sa prochaine saison. Et c’est toujours avec la même euphorie, le même plaisir de gosse un soir de Noël, qu’on entend résonner les premières notes du générique.
Vraiment très chouette article. Si je n’étais pas déjà complétement mordue, ça m’aurait à coup sûr donné envie d’aller pousser la découverte un peu plus loin.
"Brilliant" comme dirait l’autre.. ;)