Selon David Gilmour, Luck and Strange, son nouvel album solo, serait la meilleure chose qu’il ait faite depuis Dark Side of The Moon (DSOTM). Cela peut paraitre soit un peu... facétieux (genre je trolle mes fans et les journalistes), quand on sait que le Pink Floyd post DSOTM c’est Wish You Were, Animals, The Wall, pour ne citer que les très bons, soit très... ambitieux , au regard de ses quatre précédents albums solo qui vont de "Je l’écoute tous les dix ans avec l’espoir d’aimer mais non" à "La moitié est à peu près potable" (Rattle That Lock). Notre gentleman anglais aux doigts magiques, qui approche les 80 ans, semble y croire en tout cas et vous savez quoi ? On est pas loin de lui donner raison : Luck and Strange est très certainement le meilleur disque solo de David Gilmour depuis DSOTM, avec des bouts de Pink Floyd dedans et peut être encore meilleur parce que pas tant que ça.
Le temps d’avant
Comme la majorité de travail de Gilmour depuis la séparation avec Waters, le songwriting est ici encore un travail collaboratif, les paroles étant écrites par ou avec sa femme, la romancière Polly Sampson. Elles parlent pour beaucoup du passage du temps, jettent un regard volontiers mélancolique sur le passé ou l’avenir. Rien de bien original surtout dans le contexte de Pink Floyd, mais les textes et les ambiances sont cohérents. On grince juste un peu des dents sur "The Pipers’s call" qui aligne les poncifs en nous faisant savoir que c’est intentionel, mais on ne voit pas trop en quoi ça en ferait plus que des poncifs comme le fameux "carpe diem". Heureusement que la musique elle se tient admirablement : on part d’une balade aérienne autour d’un ukulélé et d’une prestation vocale admirable de Gilmour au chant, qui gonfle peu à peu jusqu’à un refrain massif avec les cordes, les choeurs "habituels" mais toujours dans un style planant pour arriver à un final assez... hard rock avec le hammond qui groove, un cowbell et surtout une guitare bien saturée, un peu canaille même, qui semble tout droit tirée de "Young Lust" sur The Wall.
Sans surprises, ce genre d’auto-références est présente un peu partout et on ne cherchera même pas le reprocher à Gilmour. En fait c’est même plutôt bien fait : dans un morceau blindé de spleen, fantomatique comme l’excellente "Scattered" c’est l’astuce du piano d’ Echoes", passé dans un effect de chorus qu’on invoque et le résultat donne le même frisson, la même impression d’être perdu dans une nouvelle de Lovecraft. "Luck and Strange", le titre éponyme, est carrément un de ces "Barn Jams" qui avaient servis de base à l’album final de Pink Floyd, The Endless River, on y retrouve d’ailleurs le clavier du regretté Rick Wright, décédé en 2008 (Sans cynisme on le verra plus comme une façon de continuer à honorer sa mémoire et plus prosaïquement de donner quelques royalties à ses héritiers, les temps sont durs en Angleterre aussi...)
Le présent et l’avenir
Il y a aussi des titres qui s’éloignent complètement de Pink Floyd et des albums solo précédents : "A Single Spark" et "Sings" , très pop et chantées avec beaucoup de nuances, une application à faire vivre les textes qui paye. "Yes I have Ghosts" avec sa fille Romany au chant et à la harpe, une folk song simple mais à la mélodie efficace et attachante. Et c’est Romany qu’on retrouve au chant lead sur ce qui est pour nous le meilleur titre du disque de loin, "Between two Points", qui est une reprise de The Montgolfier Brothers réarrangée d’une façon très floydienne mais au final c’est surtout ce chant féminin habité, hanté même qui reste, tout en retenue mais d’autant plus expressif pour un texte comme celui-là.
On ne s’attardera pas trop sur "Dark end Velvets Nights", c’est le morceau groovy comme il aime les faire, dans la continuité des "Rattle That Lock" et autres "What do you want from me". C’est peut être l’incarnation la plus réussie de cet "archétype gilmourien" : comme sur beaucoup de titres, à côté des choses connues : la manière dont le solo commence, les cordes qui évoquent clairement Rattle That Lock, il y a plein de nouveaux éléments de vocabulaire, de trouvailles comme les "quatre coups successifs" qui reviennent régulièrement
Le poule et l’oeuf et le producteur
L’importance du producteur sur un disque (et simplement la question c’est quoi exactement un producteur ?) est un thème sur lequel on a déjà eu quelques débats plus ou moins agités . Le sujet semble suffisamment importante pour Gilmour lui-même pour qu’il aborde lui-même le sujet dans sa vidéo making of de l’album. C’est Charlie Andrew qui assume ce rôle, après avoir travaillé avec Alt-J , Sorry, Bloc Party ou encore London Grammar. Ce n’est pas du tout la même génération que Gilmour d’où des questions qui ont du faire bizarre à celui-ci ("Est-ce qu’il faut vraiment un solo de guitare ici ?", "Est-ce qu’ils doivent tous finir en fade out ?")
Charlie Andrew semble aussi placer les paroles au coeur de son travail, là où on sait que Gilmour écrit plutôt la musique en premier et que les textes peuvent venir à la toute fin du processus. Difficile à dire la part exacte de cet apport du producteur et ce qui est du à l’expérience accumulée par le musicien, mais aussi son attitude face à la technologie et la musiqueactuelle qu’il suit toujours...
Songwriter
A l’heure des comptes, ce qui nous vient d’abord c’est que Luck And Strange est un disque qu’on prend plaisir à écouter en entier, sans avoir envie de zapper quelques pistes. C’est déjà un progrès dans la discographie solo de Gilmour. Il y a vraiment un son, une personnalité cohérente qui en ressort, qui n’est pas que le touché de guitare que l’on connait, pas que le vocabulaire floydien. Ce sont les expériences de toute une vie qui façonnent les textes comme la musique. David Gilmour n’a peut être plus la puissance et la capacité de faire certaines notes mais il délivre ici quelques unes de ses meilleures prestations vocales.
Certes toutes les compositions ne sont pas extraordinaires mais elles ne sont pas non plus juste de l’enrobage autour d’un solo ou de la performance musicale : parmi les fans de Pink Floyd, il est assez consensuel de résumer les roles de chacun ainsi : à Waters, les textes, les concepts, le fond, c’est un très bon songwriter et à Gilmour l’oreille pour créer des mélodies inoubliables et les doigts pour tisser des solos épiques, un très bon instrumentiste sublimant le matériau créé par Waters. Avec Luck And Strange, Gilmour prouve définitivement que ce schéma est périmé et il gagne (enfin) ses gallons de songwriter...
Et pourtant le meilleur morceau du disque, Between Two Points n’est pas de lui et ce n’est pas lui qui chante. Ironique ? Cohérent plutôt pour quelqu’un pour qui la musique vient en premier, avant les considérations d’ego. Et prémonitoire on l’espère : avec ce titre, il fait "cadeau" à sa fille d’un début de carrière sur les chapeaux de roues... si elle fait le choix d’y donner une suite. En attendant, le père, la fille et l’habituel "demi big-band" qui les accompagne tournent un peu partout mais pas beaucoup de dates et des prix ... floydiens aussi mais d’après les vidéos les prestations live sont au niveau du disque et même à 78 ans, Gilmour délivre encore des soli de Confortably Numb quasi-parfaits