Pour parler de ce septième album de Françoiz Breut, il est curieusement presque plus facile de décrire ce qu’il n’est pas que ce qu’il est. Il n’est pas évident à résumer en quelques grandes lignes générales. Il n’est pas semblable à son prédécesseur Zoo, dont il n’a pas la fantaisie joyeuse et débridée. Il n’a pas le cœur insouciant, car il n’est pas né d’une époque sereine. Il n’est ni triste ni pesant pour autant. Il n’est pas taillé d’un seul bloc uniforme, pas plus qu’il n’annonce de couleurs claires et franches dès le premier morceau.
Trouble flux
Voilà qui peut, ainsi formulé, ne pas sembler très engageant. Mais paradoxalement, la somme de tous ces négatifs dessine, en creux, ce qui fait la force de l’album. Le trouble qui nous prend au moment de l’enfermer bien sagement dans une chronique ne fait que refléter celui qui prédomine à son écoute. Le « Flux flou » du titre est une forme de programme : l’album a les contours mouvants et vous file entre les doigts comme une anguille quand vous cherchez à l’empoigner. Les morceaux n’y sont pas de simples couplets/refrains bien cadrés, mais semblent se laisser porter, précisément, par des flux plus instinctifs, des humeurs plus que des mélodies. Il paraît traversé par des courants contraires, dont l’un serait cette voix gracieuse et aérienne que nous connaissons si bien, l’autre une tension rentrée qui se transmet par les rythmiques, comme deux émotions inconciliables à la cohabitation inquiète. Contraste que l’on retrouve parfois au cœur même des morceaux, notamment dans cette « Fissure » interprétée comme un duo langoureux avec Jawhar Basti (dont la belle voix grave a de faux airs saisissants de Bertrand Belin), mais dont le texte s’avère glaçant dès qu’on écoute de plus près l’histoire de ce « réacteur en fusion », de cette « faille sur le béton » colmatée au sparadrap.
Cet album n’est pas insouciant, disions-nous ; mais au fil des écoutes, nous n’en somme plus si sûrs. C’est qu’il y a tout de même ici une rêverie sensuelle (« Mes péchés s’accumulent »), là une chanson enjouée tout entière consacré à un rire, salvateur et contagieux, un rire « épidémique » qui cascade et se propage (« Vicky »). Il y a des envies d’ailleurs, de neige à l’infini (« Comme deux lapons »), des traversées de villes dont on ne sait plus très bien si elles fascinent ou si elles étouffent (« Dérives urbaines dans la ville cannibale »).
Changer dans le miroir
Il y a de bien belles choses sur ce Flux flou de la foule. Des textes denses et évocateurs qui vous cueillent parfois au bout de multiples écoutes, quand le sens se déplie soudain devant vous ; des ambiances qui vous hantent, des rires et des fantômes, des mélodies qui s’accrochent (l’addictive « Juste de passage » en ouverture). Des rythmiques tribales qui vous happent par le corps comme on danserait dans un monde désincarné, d’autres qui vous réchauffent et vous alanguissent. Des chansons sur le temps qui passe et le trouble, là encore, qui naît de se voir changer dans le miroir quand on reste la même à l’intérieur (le superbe « Mon dedans vs mon dehors »). Entre les lignes, on croit parfois discerner l’ombre de la crise qui nous bouscule tous depuis déjà plus d’un an, sans jamais être sûrs qu’il ne s’agisse pas d’un mirage entrevu du coin de l’œil, mais on sent quelque chose, dans ces ambiances urbaines, d’un monde après la catastrophe.
On finit par cesser de chercher à définir ce Flux flou de la foule pour se laisser flotter, se laisser porter par ce flot, ce flux flou incertain mais grisant. Un bel album insaisissable et fascinant qui semble ouvrir un nouveau chapitre dans la discographie de Françoiz Breut, protéiforme et toujours aussi riche, aussi imprévisible et aussi attachante.