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publié par luvan le 29/04/14
Cloé du Trèfle - "J'aime bien être inclassable"

Cloé du Trèfle, musicienne et acousticienne bruxelloise, nous propose, avec D’une nuit à une autre, un deuxième album concept. L’objet est peu ordinaire puisqu’il mêle enregistrements de voix documentaires, field recording, chanson, musique électronique et orchestrale. Son but : donner de la voix aux exilés et "retracer réellement l’errance". Comment a-t-elle relevé le défi ? Retour sur le making-off d’un OVNI sonore et musical…

Les interviews constituent l’ossature de l’album. Les as-tu conçues dès le début comme faisant partie de la matière ?

Oui. Mon album précédent, Hasards de trajectoires, est déjà un album concept. Il comporte également des enregistrements voix. Mais j’ai fait appel à des acteurs. Le disque raconte une course poursuite dans les transports en commun, à Bruxelles. On est d’abord en extérieur, on passe sous la surface, il y a une intrigue, on ressort... Pour la réalisation de cet album, j’ai énormément utilisé les sons d’ambiance – les portes qui se ferment, les tickets qu’on valide, les escalators. Mon approche était électro-acoustique (1). Et pendant l’enregistrement, il y a eu des moments formidables. J’étais là, en train de prendre des sons, avec mon casque... Les gens se méfiaient un peu. Ils devaient se dire « Qu’est-ce que c’est que cette autiste ? Qu’est-ce qu’elle fait là ? ». Et d’un seul coup, derrière moi, j’entendais un truc incroyable


Pour D’une nuit à une autre, tu es partie d’une idée ? Ou tu t’es laissée guidée par tes rencontres ?

J’aime bien aller chercher une thématique et tourner autour. L’album parle de l’exil. Il raconte la dernière journée d’une personne qui décide de partir. On ne sait pas pourquoi. Rupture amoureuse, boulot....

Je me suis donnée des contraintes géographiques (certains lieux spécifiques à Bruxelles) et temporelles. La logique des lieux échappe sûrement à la majorité des gens, mais je tenais à cette rigueur, qui pour moi donne toute son épaisseur au propos. Je voulais que l’album retrace réellement l’errance d’une personne.

Par ailleurs, je voulais que l’histoire puisse se transposer à n’importe quelle grande ville. J’ai donc cherché des personnes clés : un sans papier, une vieille Algérienne, un épicier turc... J’ai voulu montrer des points de vue différents, aller voir des gens qui avaient des choses à raconter, mettre ces personnes en valeur. C’est une sorte de film. Je me suis donné pour mission de l’enrober musicalement, de lui trouver la bonne couleur, l’intention juste. En toute subjectivité, bien sûr.

Pourquoi l’exil ?

Je me sens bien dans ma ville, mais je voyage beaucoup de par mon métier. Je trouve la démarche de tout quitter pour tout reconstruire ailleurs extrêmement courageuse. Ces gens m’impressionnent. J’avais envie de creuser. C’est souvent une question de survie, aussi. Par exemple, le sans-papiers de l’album a failli se faire tuer au Sénégal. J’ai fait des rencontres fabuleuses. La vieille dame, à la fin, se lance dans une sorte de dialogue parallèle. Mais j’ai aussi cherché à traiter le thème en creux, par contraste. À un moment, mon personnage va manger du côté de la Bourse et il rencontre Jef, le vendeur de caracoles (2). Il m’a expliqué que dans sa famille, depuis quatre générations, habite dans les mêmes deux mètres carrés. Il m’a dit clairement « si j’arrête, je meurs », « tous mes clients c’est mes amis ». Il a plus de septante ans. J’aimais bien ce contraste. Le morceau « Descendance » est issu d’un micro-trottoir place du Jeu de Balles. Avoir des enfants – ou pas – est souvent une raison de rester – ou pas. J’avais envie d’explorer cette notion. Chaque morceau forme une sorte de petit film. Il y a une histoire générale, mais aussi des moments d’introspection, des portraits... Le personnage principal reste assez flou. J’ai envie qu’on puisse projeter ce qu’on veut dessus.

Tu parles de contraste. C’est un des aspects frappant de ton album. Les reliefs, les cassures, les changements de perspectives. Comment as-tu atteint cet effet ?

C’est grâce aux gens ! Ils sont incroyables ! Par exemple, il y a deux passages improvisés avec le voisin (pour la cohérence, je voulais que mon personnage rentre chez lui). Tout est improvisé ! Je lui ai donné le contexte : « je suis ta voisine, je vais partir », mais en fait, il parlait de lui. Il n’a rien inventé !


Mais j’ai eu beaucoup de rush, donc j’ai du saquer.

Combien de rush ?

Chez le voisin, j’ai eu 2 heures. Chez l’épicier, 1 heure.

L’épicier ?

Au début je ne voulais pas spécialement parler de lui. Je voulais faire un portrait des gens qui font les marchés le matin. Il s’agit surtout de Maghrébins. J’ai fait des enregistrements, des essais, mais ça ne fonctionnait pas. Et par hasard, je suis tombée sur cet épicier. Il m’avait vue jouer au piano à la télé et il m’a dit « Ah le piano, c’est génial. Moi je fais du Saz ! Viens chez moi un jour, je te ferai écouter ! » Alors j’y suis allée. Et ce type est extraordinaire.


Ta démarche musicale est-elle purement « opportuniste » (comme pour un documentaire de création) ou avais-tu des idées très claires au préalable ?

Ça dépend, pour le sans papier, j’ai d’office pensé à du rock, pour transcrire sa tension. Pour l’épicier, j’étais partie sur le Saz, mais finalement, je n’ai pas voulu faire un morceau oriental. J’ai utilisé les accidents. Je me suis laissée portée par un tempo assez lent. Je sentais bien le contraste avec quelque chose d’un peu hip-hop. Mais avant de l’interviewer, je n’avais pas du tout imaginé ça !


C’est infini, comme travail ! Comment sais-tu que c’est le moment d’arrêter ? Fais-tu appel à des oreilles extérieures ?

C’est vrai. C’est infini. Il y a un moment où tu deviens dingue ! Et comme je bosse beaucoup toute seule, il me faut les bonnes personnes clés. Je sollicite des gens pour les textes, d’autres pour les sons, d’autres pour les interviews. Et je mixe dans un gros studio, donc on travaille aussi beaucoup avec l’ingé son (c’est Rudy Coclet qui a fait le mixage).

L’orchestre ?

Le Luxembourg m’a contactée pour faire un concert. Ils avaient vu mes spectacles, où j’utilise la vidéo et l’électronique, et ils étaient intrigués. Je crois qu’ils voulaient donner une image plus contemporaine de la chanson française. Ils avaient un budget de production, donc ils m’ont invitée. À ce moment-là, je travaillais sur l’album. Je leur ai donc proposé d’intégrer ces nouveaux morceaux. On a eu trois mois pour travailler avec l’orchestre. À la base, je pensais simplement avoir un quatuor à corde, mais ça a pris une ampleur incroyable. J’ai joué avec 27 musiciens ! 15 cordes, de la harpe... C’était inimaginable. Sur l’album, on a voulu conserver ça. On a eu deux jours d’enregistrement avec un (autre) orchestre.

As-tu « utilisé » les interviews pendant le concert ?

Pas toutes. Il n’y avait pas encore l’épicier. Ni le sans-papiers (c’est très dommage parce que les arrangements cordes sont magnifiques sur ce morceau. Ils sont signés Renaud Lhoest). Ni « L’air semble déjà différent ». J’avais quelques samples de voix, mais pas encore l’entièreté.

Ce qui frappe aussi sur l’album, c’est la variété des textures sonores. C’est voulu ou c’est venu au fur et à mesure de la conception ?

Non, c’était voulu. J’aime bien être inclassable. Ça m’emmerde, cette étiquette « chanson française ». Même les programmateurs se demandent un peu où me ranger. Pour certains festivals, je suis un OVNI, tout en étant très pointue dans certaines choses. Je suis hybride. Je ne vais pas leur faire 1 h de piano ou 1 h de guitare. C’est difficile à vendre. En plus, en concert j’ai mis au point un système de projections vidéos. C’est encore une autre dimension.

Tu as une vraie sensibilité à l’image. Es-tu plasticienne par ailleurs ?

Non. Mais comme je compose beaucoup de musiques et de bandes son de films, je connais pas mal de vidéastes, qui à leur tour me font des images pour mes concerts. On est un peu en ping-pong.

(Photo : Caroline Le Méhauté)


Travailles-tu en parallèle sur plusieurs projets ou te concentres-tu sur une chose à la fois ?

J’aime bien me nourrir d’autres choses. C’est important pour moi. Faire une bande son en parallèle m’aide à prendre du recul. D’autant que je suis très solitaire dans mon travail. Les collaborations me rendent un peu moins autiste. Et les gens du cinéma ont un vocabulaire différent. Il me font percevoir la musique autrement. Voir les choses sous un autre angle. J’adore le défi ! Il s’agit de surprendre la personne, de lui donner plus que ce qu’elle attend. Et surtout, quand tu bosses sur une commande, dans un temps limité, tu es satisfaite assez rapidement. C’est tout le contraire de ce disque, sur lequel j’ai bossé plus de deux ans !

Quels sont tes projets ?

J’ai travaillé avec plusieurs maisons de disques, mais maintenant, par souci de liberté artistique, je suis en autoproduction. Donc pour le moment, je travaille sur la diffusion de l’album. Je sais que je ne commencerai rien de nouveau avant cet été.

Comment conçois-tu tes phases d’inspiration et de création ?

J’ai un systématisme de sortir un album tous les 3 ans. Pour l’instant, je fais la com’, je compose la musique de deux films... Mais cette période après la sortie me permet surtout de m’ouvrir à de nouvelles choses. J’aime bien attendre le bon moment pour commencer un nouveau projet. J’ai un dossier sur mon ordinateur où je glisse de temps en temps de petites idées, des riffs, des trouvailles. Pour l’instant je stocke. J’écoute beaucoup. C’est une phase plutôt passive. Dans quelques mois, quand le moment sera venu, je vais creuser, trouver une cohérence, faire des analogies...

Le processus de création (élément déclencheur, inspiration, ...) est-il différent selon qu’il s’agit d’un projet personnel ou d’une commande ?

Ça n’a rien à voir. Pour les bandes sons, je peux travailler assez vite. J’ai pas mal d’outils et de matière. Tu as une contrainte de temps et de thème très précise. C’est très excitant. J’adore ça.

Comment vois-tu ton évolution personnelle ?

Mes premiers disques étaient plus dans l’introspection. C’était quasiment des albums autobiographiques. À un moment, ça m’a saoulée. Je me suis dit que je parlais trop de moi. J’ai choisi de continuer de parler de moi, mais à travers d’autres personnes. Un peu comme un metteur en scène. J’avais envie de m’effacer pour donner à entendre autre chose. En concert, j’ai utilisé un texte d’Aragon écrit au « tu ». Au niveau de l’interprétation, c’est assez grisant de se mettre dans la peau d’un personnage. Parce que de nature, je ne suis pas une grande gueule. Je suis quelqu’un d’assez pudique. Il faut assumer cette pudeur. Et monter sur scène quand même. C’est assez complexe ce rapport à la scène ! Du coup, j’aime bien parler au « je » de quelqu’un d’autre.

Quelques mots sur tes tournées ?

Je tourne plutôt en solo. Ou en duo, avec un batteur ou un violon électrique. Je fais quelques dates avec un groupe plus rock, mais c’est exceptionnel. C’est gai d’être seule en tournée ! On s’occupe bien de moi. Je découvre plein de gens. Je me sens libre. Mais j’ai de très chouettes musiciens, donc j’aime aussi partir en groupe.

Tu disais que tu travailles plutôt seule. Joues-tu de la plupart des instruments ?

Sur l’album, c’est moi qui ai fait le piano, la guitare électrique, les voix et la basse. Comme je suis en auto-production, ça me coûte moins cher de faire les enregistrements chez moi. J’ai mon propre studio. Et puis ça me permet de prendre le temps de retravailler, de peaufiner. On a enregistré l’orchestre dans un gros studio à Bruxelles, mais sans vraie batterie, seulement des programmations électroniques de mon cru.


Ton album est un morceau de bravoure poétique. Même si les sujets que tu abordes sont durs, on sent que ton « regard » se pose sur le beau. Comment jongles-tu entre ces deux aspects ?

L’album précédent dure le temps d’un trajet. Il y a ce côté temps réel. Parfois, tu prends le métro et tu n’entends rien. Tu es totalement fermé. Et certains jours, pour je ne sais quelle raison – tu as reçu une lettre qui t’a émue, il y a du soleil – tu perçois des micro détails que personne ne voit. C’est vraiment la façon dont ton regard se pose sur les choses qui leur donnent leur profondeur. Ensuite, j’essaie d’agencer tout ça.

Mais l’ambivalence est là à la base. Les témoignages du sans-papiers sont très durs, mais il rigole ! Il est seul, il n’ose pas contacter sa famille de peur qu’ils aient des problèmes, mais il garde l’espoir. Il dit « je pense que pour une vie, sacrifier 1 an, ou 2 mois ou 2 ans, pour vraiment être ce qu’on veut être, je pense que ça vaut la peine. » (Il a eu ses papiers il y a quelques mois, d’ailleurs. On est encore en contact.) Ce type a une classe de dingue ! Au moment où je devais l’interviewer, il avait été déplacé dans un bled en Flandres. Je lui ai demandé s’il avait encore le temps de me rencontrer, et il m’a répondu « Oh vous savez, ici, je manque cruellement de tout, sauf de temps » et j’ai trouvé ça tellement beau ! Je me suis dit, il faut absolument que je l’interviewe ! Même si je dois aller au Sénégal !

L’idée de cet album, c’est de casser les à priori, de provoquer l’empathie, de faire en sorte qu’on se mette à la place de ces gens. Un peu comme ce film que je cite souvent, Welcome.

La poésie est présente partout. C’est devenu clair pour moi quand je travaillais sur l’album précédent, pour lequel j’ai fait appel à des acteurs. Je me suis aperçue que les imprévus étaient extraordinaires, que je ne pourrais jamais les écrire ! La réalité dépasse la fiction. Il faut se rapprocher de ce qui est vrai. Ce sont les gens qui donnent de l’épaisseur à ce qu’on veut dire. De la valeur.

Les textes des chansons sont-ils tous de toi ?

Oui. Sauf Avez-vous rencontré. C’est un texte de Edith Azam.

Le dernier morceau est-il un point final ?

 Non, c’est une ouverture. J’ai eu beaucoup de plaisir à le jouer en concert ! Je dois chanter entre les phrases de la petite vieille, qui est extraordinaire.

Es-tu rapide ou impatiente ? Dans la réaction ou l’immersion ?

J’aime bien ne pas avoir d’urgence pour certaines choses, mais de temps en temps, c’est énergisant d’avoir une deadline.

Qu’est-ce qui te calme ?

Je ne me déconnecte qu’à l’étranger. À Bruxelles, c’est infini. J’ai du mal à décrocher. Comme j’avance sur plusieurs projets à la fois, je culpabilise toujours de ne pas assez bosser (ma guitare, mon piano, ma voix). Je me dis que je devrais découvrir de nouveaux programmes de son, etc... Je voudrais en faire toujours plus. Ici, je ne m’accorde pas beaucoup de moments de calme. Je n’erre correctement qu’à l’étranger.

 

(1) Cloé a étudié l’électro-acoustique au Conservatoire de Mons pendant 3 ans.

(2) Escargots à emporter.

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publié par le 29/04/14