D’une nuit à une autre est un album concept. Le deuxième de la sorte signé par la chanteuse, compositrice et électroacousticienne bruxelloise Cloé du Trèfle, à qui l’on doit les albums Sapristi (2004), Microclimat (2007) et Hasards de trajectoires (2010) qui ont raflé plusieurs prix.
D’une nuit à une autre raconte, à travers des prises de son, des interviews, des textes chantés et de la musique – orchestrale, acoustique et électronique –, la dernière journée d’une femme en partance pour un ailleurs non spécifié. Ce personnage existe en creux. La narratrice (déambulatrice, chanteuse, preneuse de son...) n’impose pas son point de vue, mais elle manipule nos oreilles avec une richesse musicale, une générosité sonore qui n’est pas sans désarçonner – et rappeler d’autres époques.
De l’usage de Bruxelles comme cabinet de curiosités
D’une nuit à une autre se découvre. On le sent/on l’entend trop habillé ? Il s’effeuille.
D’une nuit à une autre est un album qui se mérite, pas comme se méritent les disques minimalistes, qui se construisent par incrémentation, mais tout l’inverse.
Comme face au vacarme d’une ville – son propos principal – il faut, pour résister à cet objet sonore et en sortir grandi, sérier les informations. Se poser. Créer ses propres respirations. On doit, comme devant un Godard – qui met tous les dialogues sur le même plan – faire des choix.
D’une nuit à une autre déroule son errance urbaine avec acuité et fureur. On y cherchera en vain un guide – même si la trajectoire est savamment tracée.
Baladé de grandiose – un orchestre de 27 musiciens, rien de moins – en quotidien – de simples voix de simples gens – ; de romantisme échevelé en minutie électromécanicienne ; de presque organisme à presque dissonant, on échappe à l’asphyxie en se rappelant qui l’on est : le créateur de son propre paysage sonore.
« Je pars » plante un décor presque symboliste, dont les plages se surimposent, comme au hasard, pour se fracasser, changer de rythme à la façon d’une bande son de film. Les voix, simples, presque timides, semblent commenter l’orchestration. On comprend tout, alors, de cet album à venir : il sera hors normes dans le sens où il s’en moquera (des normes et des acabits).
Errance
Le témoignage pétillant de « L’épicier » prolonge le voyage – et la déroute. La parole de l’homme, simple, morphologiquement hésitante, prend sa place avec peine – et donc brio – dans le chorus technocratique, envahissant de basses et d’aigues. Parfois, quelques moments d’or où la grande pulsation électronique de la ville cesse. Une paix fragile s’installe. Une voix nue, sur le couperet, comme bientôt happée – du moins le craint-on – par le brouhaha médiatique.
Sur « L’esquisse », nous suivons un fil de cuivre ténu, crispé par moments de trilles. Et soudain, une ritournelle guitare basse de série télé. Comme si nous existions sur plusieurs plans, qu’on peinait à traverser l’écran. Comme si ce personnage en partance essayait, comme nous, de s’évader. De trouver un calme, une vérité. De trier.
Récit
Et puis la chanson reprend et on comprend qu’on se trouve dans un grand récit. Une chanson de toile.
« Le Musée » nous confronte à une apparente inadéquation entre la forme et le fond. On entend le lissé, le plastique, le classicisme maîtrisé, mais l’harmonie fait tension. On s’attend à une cassure, nécessaire semble-t-il pour avancer.
« J’avance », nous dit-on. Mais ce mouvement vers l’avant semble insoluble, dérisoire du fait des fréquentes répétitions. On se dit « cet album est un piège ». Il faut que je me résigne, entend-on.
Le chant, enfin distinctement en premier plan, arrive comme une délivrance.
Il se fond de nouveau dans la masse, mais une masse voix. Une masse amie. Descendance est un chorus alternant les timbres, les accents. La ville comme mosaïque cassée, comme Pompéi.
Et le chant reprend. Mais pas le dessus. Jamais le dessus.
Sur D’une nuit à une autre, la chanson n’est qu’un patch du patchwork. Elle ne prédomine pas. C’est l’auditeur qui choisit. Et donc qui crée.
Convergences
La journée avance. « Jef » nous le rappelle, avec ses cliquetis d’horlogerie. Sa précision joyeuse de sédentaire. Avec
« Chanchan », on est projeté dans une liste. Encore un nouveau procédé narratif. Tout sert à avancer – même si la destination est futile – et pourtant, malgré sa modernité, D’une nuit à l’autre se refuse au seamless de rigueur. Il est ruptures.
Retour au voisin. Étonnamment, plus la narratrice fantôme s’efface, plus ses contours se dessinent. Comme nourrie, lavée de son anonymat, par toutes les voix qu’elle recueille.
Dans « Même longitude mais bien plus au Nord », sa voix passe en premier plan, mais parle pour une autre. On s’éloigne – mélodiquement – de l’exotisme et on se rapproche de l’apaisement que nous promettent « L’effeuilleuse », qui zoome étrangement sur l’intime, au point de provoquer un malaise diffus, et surtout « L’air semble déjà différent ». La paix, peut-être ? Deux voix qui s’éloignent sans désaccord. Et se rapprochent par l’absurde.
Car c’est bien la convergence qui prime, finalement, dans ce disque. Sous couvert d’exil, de tentative de fuite, D’une nuit à une autre nous tire par les oreilles et nous rapproche de celles et de ceux qui composent nos villes.
De l’usage de Bruxelles comme partition.
Comme son grand frère Hasards de trajectoires, préférez-le en CD qu’en digital. Il s’agit d’un LIVRE. Cartonné. Historié. Magnifique.
Cloé du Trèfle sera en concert à Paris le 27 mars au 114 – 114 rue Oberkampf, Paris 11 – à 20h00.