Dans son article récent sur Botanicula, premier jeu vidéo chroniqué sur le Cargo, Micky écrivait très justement : « Le fait est qu’en 2012, la question de savoir si un jeu vidéo peut toucher à l’art ne se pose plus, un bon jeu peut vous marquer durablement, vous faire vivre une expérience, tout autant qu’un bon film ou un bon disque. » Difficile, en lisant ces mots, de ne pas penser à une mythique série récemment remise sous le feu des projecteurs : celle des Silent Hill, dont les trois premiers épisodes peuvent prétendre non seulement au statut de chef-d’œuvre du jeu vidéo, mais aussi d’œuvre majeure du fantastique, tous supports confondus.
Cauchemars intimes
Qu’est-ce que Silent Hill ? Une ville fantôme noyée dans la brume, où rôdent des créatures à l’aspect dérangeant. Une sorte de purgatoire où échouent des personnages tourmentés en quête de vérités cachées, de rédemption, voire de punition pour leurs fautes passées. Silent Hill, c’est aussi pour beaucoup de joueurs le synonyme de « série la plus angoissante de l’histoire du jeu vidéo », réputation largement méritée. Il ne s’agit pas pour autant d’un jeu d’action où l’on vous balance des monstres à tous les coins de rue pour vous faire sursauter. Au contraire, les concepteurs ont tout compris aux mécanismes subtils de la peur. C’est à l’essence même du fantastique, dans ce qu’il a de symbolique et de psychanalytique, que Silent Hill touche avec une rare finesse. Les décors en déliquescence sont le reflet de l’espace mental de personnages torturés ; les monstres symbolisent leurs démons intérieurs. Voir par exemple, dans le tout premier jeu, l’imagerie médicale omniprésente – fauteuils roulants abandonnés, monstres à l’aspect écorché – qui renvoie au martyre de la petite Alessa Gillespie, figure centrale de la mythologie des jeux, grièvement brûlée lors d’un rituel occulte. Les lieux comme les créatures dégagent une impression de profonde anomalie, de cauchemar éveillé : tout peut s’y produire à chaque instant, surtout l’inconcevable. L’expérience suprême de la peur dans un jeu vidéo, c’est ce frisson qu’on éprouve au moment d’ouvrir une porte sans savoir ce qu’on trouvera derrière, en guettant le grésillement de la radio portable qui signale la présence des monstres.
La série bénéficie par ailleurs d’un soin tout particulier apporté à chaque aspect : scénarios riches et complexes qui font la part belle à la psychologie des personnages ; bande-son sublime et oppressante signée par l’inimitable Akira Yamaoka ; travail minutieux sur les symboles et les motifs visuels récurrents qui finissent par raconter leur propre histoire. Par-dessus tout, rares sont les jeux qui font à ce point confiance à l’intelligence du joueur et à sa capacité à combler les ellipses narratives. Rarement un jeu vidéo aura développé une ambiance qui vous poursuive à ce point au-delà de l’expérience de jeu. On se retrouve très vite à écouter la bande-son en boucle ou à se repasser certaines cinématiques sur YouTube comme on le ferait pour des scènes de film. Certains passages en ont la profondeur.
Remords et quête d’identité
En parallèle du huitième opus baptisé Downpour, deux des plus beaux jeux de la série viennent de ressortir en version remasterisée sous le titre Silent Hill : HD Collection. Nous n’avons pas eu l’occasion de tester ces nouvelles versions, mais en ce qui concerne les jeux eux-mêmes (Silent Hill 2 et 3), nous pouvons déjà vous les conseiller sans réserve. Silent Hill 2 est une œuvre atypique, magnifique, désespérée, empreinte d’une poésie macabre qui en fait le plus bel épisode de la série. Un jeu qui n’hésite pas à vous déstabiliser dès l’ouverture en vous faisant courir dix bonnes minutes au cœur de la brume sans croiser ni monstre, ni âme qui vive, mais avec un fond sonore oppressant à base de bruitages étranges qui en font une expérience éprouvante. On y incarne James Sunderland, jeune veuf attiré à Silent Hill par une lettre de sa défunte épouse Mary. Il y croise des personnages paumés qui en ont lourd sur la conscience, ainsi que l’énigmatique Maria qui ressemble comme deux gouttes d’eau à Mary. Avec une finesse digne d’un film ou d’un roman psychologique, Silent Hill 2 plonge dans les méandres de l’âme humaine pour traiter de remords et de culpabilité. Le jeu est hanté par la présence obsédante d’un monstre surnommé « Pyramid Head », terrifiante figure de bourreau qui évoque les créations d’un Clive Barker et incarne la mauvaise conscience de James. Un jeu sombre et angoissant dont on ne ressort pas indemne, mais dont certaines scènes vous poursuivent longtemps.
Silent Hill 3, plus classique dans son scénario, est un prolongement direct du premier jeu mais peut se jouer indépendamment. On y incarne Heather, une adolescente qui bascule dans un cauchemar éveillé qui la conduira dans les rues de Silent Hill à la recherche de sa propre histoire, laquelle rejoint progressivement celle d’Alessa Gillespie développée dans le premier jeu. Silent Hill 3 perd sans doute un peu en profondeur pour qui ne connaît pas encore l’histoire d’Alessa, fascinante figure centrale de la série. Mais c’est peut-être le jeu le plus réussi en termes de mise en scène, d’esthétique et d’inventivité. Surtout dans ses deux dernières heures qui alignent les morceaux de bravoure. Voir ce splendide combat qui voit Heather affronter les souvenirs qu’elle doit se réapproprier, sur un manège hanté dont il faut tuer un par un les chevaux devenus vivants.
Sur la voie du crime
Silent Hill : Downpour, huitième opus sorti en 2012, était attendu par les fans avec une certaine appréhension. Beaucoup estimaient que la série avait perdu tout intérêt après le quatrième jeu baptisé The Room (la faute, entre autres, au remplacement des concepteurs japonais d’origine par une équipe américaine). Beaucoup l’éviteront pour cette raison ; ils auront tort. Downpour met en scène Murphy Pendleton, repris de justice qui réchappe de l’accident du car censé le conduire vers une nouvelle prison. Perdu dans les rues brumeuses d’une ville inconnue (devinez laquelle…), il cherche à fuir d’une part une femme flic déterminée à le rattraper, d’autre part les souvenirs obsédants qui lui reviennent peu à peu. On devine assez vite en Murphy un brave type qu’un drame personnel a poussé sur la voie du crime ; il faudra tout le déroulement du jeu pour découvrir de quelle manière. Le scénario lorgne peut-être un peu trop sur celui de Silent Hill 2, autre variation sur le thème du remords, et ne répond sans doute pas à toutes les questions posées, mais il est aussi riche et complexe qu’on peut l’attendre d’un jeu de cette série.
De l’autre côté du miroir
Downpour reprend, en les adaptant aux consoles actuelles, les mécanismes des premiers épisodes : une alternance de phases d’aventure, où l’on explore des bâtiments déserts en quête d’indices et d’énigmes à résoudre, et de phases de combat sommaires dans les rues brumeuses, le tout entrecoupé de cinématiques qui font progresser l’histoire. Deux nouveautés ont été apportées : d’une part, une plus grande liberté d’explorer les rues de la ville, dont les maisons regorgent de quêtes secondaires. Une excellente idée en théorie, peut-être moins dans la pratique, tant l’ambiance angoissante pousse à courir aux abris en cherchant à progresser le plus vite possible. L’autre nouveauté tient à la mise en scène de cet « autre monde » commun à la plupart des jeux. De temps à autre, les personnages perdus dans Silent Hill basculent dans une version parallèle et infernale de la ville, dont l’aspect varie d’un jeu à l’autre. Dans le premier, elle était constituée de grilles métalliques rouillées. Dans le troisième jeu, les murs animés de palpitations organiques semblaient vivants. Ici, les concepteurs sont parvenus à développer une version originale et profondément dérangeante, qui tient à la fois des tableaux de Bosch et des illusions d’Escher. Comme ces pièces inondées où les reflets obéissent à leur propre logique, et que Murphy peut retourner dans un sens ou dans l’autre en actionnant des vannes (le motif de l’eau, omniprésent dans le jeu, trouve bien sûr une explication dans le scénario). Les incursions dans l’autre monde sont ici peu fréquentes, mais elles sont réellement éprouvantes. Surtout lorsqu’on est poursuivi par une inquiétante lumière rouge dans d’interminables couloirs dont l’aspect se transforme sous nos yeux. Si le jeu est davantage orienté aventure dans son ensemble, il se termine par un combat contre un monstre squelettique et maladif dont l’apparence reflète, avec une imagerie lourde de sens, les démons qui hantent la conscience de Murphy. Si le jeu développe, comme les précédents, une ambiance clairement horrifique, il réserve aussi d’authentiques moments de poésie, comme cette quête secondaire qui se déroule dans un vieux cinéma désert où il faut projeter différentes bobines et entrer littéralement à l’intérieur des films pour y accomplir diverses actions.
Sans retour
Ce n’est peut-être pas le jeu le plus original de la série ; mais les trois premiers atteignaient un tel niveau de qualité et d’inventivité qu’ils deviennent difficiles à égaler. Downpour nous a en tout cas semblé nettement plus maîtrisé que The Room, le quatrième épisode, répétitif et longuet malgré de bonnes idées de départ. Il offre tout du long un authentique plaisir de jeu et fait preuve d’un profond respect pour le matériau initial et les règles implicites de la série. Aux fans qui souhaitent s’immerger de nouveau dans les brumes oniriques de Silent Hill, nous le recommandons sans réserve. Aux novices qui souhaiteraient découvrir une œuvre vidéoludique sans pareille, nous conseillerons plutôt de commencer par la HD Collection. Avec toutefois une mise en garde : lorsqu’on s’aventure à Silent Hill, on n’en revient jamais vraiment.