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publié par Mélanie Fazi le 12/06/16
Chants d’ici, d’autrefois et d’ailleurs (Eloïse Decazes & Eric Chenaux, Marion Cousin & Gaspar Claus)

Les hasards du calendrier font parfois naître des échos singuliers entre des concerts enchaînés à quelques jours d’intervalle ; ainsi la semaine dernière fut-elle placée pour nous sous le signe de la chanson traditionnelle. Hasard des rencontres et des chemins également, qui nous pousse à nous intéresser aux projets parallèles de tel groupe, à la constellation musicale dans laquelle s’inscrit tel autre, selon des enchaînements de « pas de côté » souvent passionnants.

Au commencement...

Au commencement était Arlt, dont Eloïse Decazes est l’inimitable voix féminine ; fin 2012 sortait le premier album qu’elle enregistrait en duo avec le guitariste Eric Chenaux autour d’un répertoire traditionnel, auquel devrait succéder un deuxième enregistré tout récemment. Le duo nous fit découvrir June et Jim lors d’un mémorable double plateau à la Menuiserie de Pantin. June et Jim formé par Borja Flames, dont l’hypnotique et singulier album Nacer blanco sortait en début d’année, et Marion Cousin qui s’associe aujourd’hui à Gaspar Claus, violoncelliste virtuose croisé ici, ailleurs et un peu partout, le temps d’un album consacré aux chants traditionnels des Baléares. Gaspar Claus que nous apercevions récemment au sein du trio Vacarme qui sublimait en live les chansons de Stranded Horse, aux côtés notamment d’Eloïse Decazes – et voici bouclée une autre boucle.

Deux concerts en deux soirs, deux propositions fort semblables sur le papier. La tentation de les comparer est d’autant plus grande que les conditions d’écoute étaient elles-mêmes quasiment identiques : à l’Espace en Cours comme au Bal, on vécut les deux concerts assis à même le tapis dans un espace intimiste et feutré, au milieu d’un public dont les visages étaient parfois les mêmes. Ce furent pourtant deux expériences très différentes, preuve s’il en est de toute la diversité des alchimies que peut produire la rencontre d’une voix et d’un instrument. Dans les deux cas, une tentative d’épure, des arrangements dépouillés jusqu’à l’os, au service d’une voix donnant corps et présence à des chansons du fond des âges. Le timbre des deux chanteuses présente d’ailleurs, lors de furtifs instants, des similitudes troublantes.

De la collecte à la transe

Si Eloïse Decazes collecte un répertoire essentiellement francophone, Marion Cousin a rassemblé des chants de travail et romances de Minorque et de Majorque, qu’elle replace dans leur contexte avant de les interpréter. S’il nous semble entendre une dimension plus narrative chez la première, ce n’est peut-être qu’une illusion née de la familiarité de la langue pour l’auditeur non hispanophone. La guitare défricheuse d’Eric Chenaux tire les chansons vers un folk rugueux et accidenté, le violoncelle de Gaspar Claus vers une tonalité plus proche du baroque mâtiné d’expérimentation. Si l’interaction entre la voix d’Eloïse Decazes et les arabesques d’Eric Chenaux prend l’allure d’un dialogue souvent surprenant, le violoncelle de Gaspar Claus semble porter le chant de Marion Cousin ; on la verra d’ailleurs parfois, les yeux clos et le sourire radieux, goûter le son d’un solo final aux limites de la transe.

De chacun de ces dialogues naît une véritable lumière, mais une lumière chaque fois différente. S’il fallait tenter de nommer la singularité de chacun des concerts, on serait tenté de parler, chez Marion Cousin et Gaspar Claus, d’une grâce virtuose qui a valeur d’évidence ; chez Eloïse Decazes et Eric Chenaux, d’un chemin raboteux où peuvent naître à chaque pas de splendides accidents. Et ce, d’autant plus que l’on sait d’expérience comme l’interprétation d’Eloïse Decazes peut varier radicalement d’un concert à l’autre, du rayonnement sublime à l’inquiétante étrangeté, selon le jour, le lieu et l’humeur du moment. S’il fallait retenir un instant précieux de chacune de ces deux soirées, ce serait, pour la première, Eloïse Decazes s’approchant du public pour chanter a capella « Quand je menai mes chevaux boire », peu à peu happée par la transe et la narration de cette lugubre histoire, regard hanté et gestes théâtraux ; pour la deuxième, Marion Cousin se laissant porter par le souffle d’un crescendo lancinant et vibrant de fantômes pour un « Na Margalida » intemporel touchant à la perfection.

L’écho d’un archet

Sans doute est-il un peu artificiel de mettre en parallèle deux projets finalement si différents, mais l’envie était forte de les évoquer d’une même voix, tant les échos résonnaient parfois où on les attendait le moins : ainsi, voyant Marion Cousin frapper sa guitare d’un archet pour battre la cadence, difficile de ne pas repenser aux sonorités singulières qu’Eric Chenaux tire de son instrument lorsqu’il joue lui-même d’un archet. Nous ne saurions trop, en tout cas, vous conseiller de vous immerger dans ces deux albums qui plongent leurs racines entre ici, autrefois et ailleurs. Celui d’Eloïse Decazes et d’Eric Chenaux, dont on attend impatiemment le successeur sur la foi des nouveaux titres entendus en concert, est en écoute ici ; celui de Marion Cousin et Gaspar Claus, intitulé Jo estava que m’abrasava, sort le 24 juin (vous pouvez le précommander ici). L’un comme l’autre sont de toute beauté.

(Eloïse Decazes et Eric Chenaux, Espace en Cours, Paris, 10/06/16 ; Marion Cousin et Gaspar Claus, Le Bal, Paris, 11/06/16.)

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