C’est pratiquement devenu une forme de cliché (ou, disons, une facilité) d’affirmer qu’un artiste possède un « univers », ce petit quelque chose qui lui est propre et le distingue de la masse. Mais c’est sur cette intuition-là que nous tournions de loin autour de la musique de Camille Hardouin sans avoir encore franchi le pas d’écouter son album. Nous l’avions rencontrée lors d’une première partie lointaine, il y a cinq ans peut-être, que nous nous rappelions comme un moment touchant mais encore bancal et imparfait, dont émergeait une chanson qui allait nous rester longtemps en tête.
Le chat, le radiateur et le coffre à jouets
Croisant quelques jours plus tard, dans une salle de concert, celle qui s’appelait encore La Demoiselle Inconnue, nous étions allés lui dire combien le morceau avec « le chat dans le frigo » nous avait amusés. Nous saurions plus tard que son titre était « Il m’plaît pas », chanson cocasse et tendre qui rappelle comment l’amour peut faire perdre la tête et cumuler les gaffes, se sécher les cheveux au mixeur et réciter des poèmes au radiateur. Retrouvant cinq ans plus tard cette chouette petite chanson sur Mille bouches, elle nous réjouit toujours autant ; derrière sa légèreté apparente, le texte est habilement mené, l’incarnation aussi juste qu’attachante.
Nous devions recroiser la demoiselle, désormais plus si inconnue, sur les réseaux sociaux où nous la suivions avec un intérêt certain. Au milieu de trop de pages d’artistes stériles et sans âme, la sienne se distinguait comme un journal intime ouvert à tous. Indéniablement, il y avait là une voix, un regard très personnel sur le monde, poétique et ludique, presque enfantin. Le genre d’artiste qui sait, en trois posts, vous donner envie de la suivre pour voir quelles surprises sortiront de son inépuisable coffre à jouets. Rien, vu par ses yeux, n’était jamais banal ni convenu ; tout prêtait à sourire.
Le vertige et l’amertume
À la sortie de Mille bouches, nous n’étions pas au rendez-vous et nous l’avons regretté depuis. La curiosité était là, mais quelque chose nous retenait. L’intuition, peut-être, qu’il allait nous toucher là où nous ne l’attendions pas, et parfois dans des zones un peu trop sensibles. Pour avoir suivi Camille Hardouin de trop loin pendant tout ce temps, nous ignorions que sa facette loufoque, réjouissante, en masquait une autre plus poignante – déchirante, même. Parce qu’il y a cette chanson, au cœur de l’album, « Ma retenue », qui nous chamboule et nous perturbe. Qui nous parle du vertige du désir, de la tentation d’une aventure qui serait si douce mais qui ferait tant de mal – et que l’on choisira, non sans regret, de ne pas concrétiser (« Si tu veux bien/Ne faisons rien/Tous ces désirs qu’il y a dedans/Je crois qu’il faut ne pas les dire. »)
Trop de chansons d’amour, à vouloir être universelles, finissent par n’être que lisses et sans âme, interchangeables et un peu agaçantes. Celles qui sortent du lot, celles qui marquent vraiment, sont celles qui savent trouver l’angle nouveau, le détail inédit, faire entendre ce que d’autres ne disent pas mais qui a toujours été là. Parfois même, elles parviennent à vous émouvoir à l’endroit de ce que vous n’avez pas vous-même vécu, tant elles sonnent juste et vrai – à éveiller en vous la nostalgie de ce qui n’a jamais été, de ce que vous ne pouvez qu’imaginer. « Ma retenue », « Si demain » sont de cette eau-là, d’une incroyable justesse dans l’évocation des sentiments, de la si douce tentation du désir et de l’amertume qui l’accompagne parfois.
Nuit d’ivresse et de joie
D’autres chansons, plus caressantes, font l’effet d’un baume apaisant. « Les pirates » est une jolie fable fantaisiste et rafraîchissante qu’on se surprend à faire tourner en boucle. Elle fait du bien, cette histoire de deux adultes qu’une nuit d’ivresse voit jouer comme des gamins sur un manège vide en pleine ville, pour s’y faire réveiller par un policier embarrassé mais amusé. La mélodie est attachante, teintée d’accordéon et de guitares ensoleillées aux faux airs de Négresses Vertes. Jamais Camille Hardouin ne surjoue l’adulte en quête d’une part d’enfance à réveiller, et c’est l’une de ses grandes forces d’éviter ce cliché-là : ses mots, sa joie, son émerveillement face aux petites choses qui font dérailler le quotidien, sonnent bien trop juste pour être calculés.
Sans doute Mille bouches ne parlera-t-il pas à tous les auditeurs ; tout le monde n’accrochera peut-être pas à cette voix gouailleuse qui raconte davantage qu’elle ne chante. Mais pour peu qu’on y soit sensible, on reçoit ces chansons comme autant de confidences : la voix est sans apprêts ni artifices, elle habite chaque chanson comme une scène vécue sur l’instant. Certaines nous touchent forcément plus que d’autres, et le passage occasionnel du français à l’anglais nous convainc un peu moins. Mais Mille bouches, dans sa globalité, nous a touchés. C’est si beau, ce qui se joue ici. Un peu fragile peut-être, mais d’une telle sincérité, d’une telle intensité parfois. « Ma retenue » est une chanson si belle et vraie qu’elle en devient dérangeante. Elle nous bouleverse comme « Il m’plaît pas » nous fait rire aux éclats, comme « Les pirates » nous réchauffe le cœur et nous donne envie de croquer la vie à pleines dents. Rien que pour ces trois-là, ce rendez-vous honoré aura tenu toutes ses promesses.