Allez pour une fois faisons dans l’ultra personnel, dans l’anti-journalistique assumé, car en effet, comment parler d’un artiste qui nous touche par-dessus tout sans évoquer notre rencontre, le fameux jour de l’éblouissement ? Comprenons-nous bien, s’il s’agit d’une rencontre c’est bien entendu celle unilatérale de votre serviteur avec la musique si envoûtante de Nick Drake, rien de physique là dedans ... ou alors mes souvenirs sont un peu flous, je n’avais somme toute que 6 mois au moment de sa mort. Ne pouvant donc pas non plus décemment revendiquer une quelconque réincarnation à mon profit, ce sera seulement première personne du singulier et souvenirs de guerre pour vous aujourd’hui. Pour plus de réalisme je vous propose d’ailleurs d’incarner le temps de cette lecture mes futurs (et charmants) petits enfants, asseyez-vous à mes pieds, Papy Gaby va vous raconter une de ses plus belles découvertes musicales, datant de l’époque où sa crinière n’était pas encore toute maculée de blanc (c’est dire si c’est lointain).
grand-père
Mais replaçons rapidement cette histoire dans son contexte afin de faciliter la compréhension des néophytes potentiels. Il était une fois un mystérieux personnage du nom de Nick Drake. Bel être ténébreux, celui-ci enregistra à la fin des années ’60 et dans l’indifférence quasi-générale trois albums somptueux de folk mélancolique éclairée. Voyant que sa musique ne suscitait aucune réaction il sombra au début des années ’70 dans une grave dépression et finit par s’éteindre d’une overdose d’anti-dépresseurs en novembre 1974 (le doute demeurant pour les incorrigibles pinailleurs dans le « exprès »/« pas exprès »). Resté pendant de nombreuses années ensuite dans les recoins obscurs de la musique populaire, son culte ne cessa de grandir jusqu’à sa reconnaissance unanime depuis une dizaine d’années par tout ce qui se fait de plus tendance (des musiciens aux acteurs, Brad Pitt souhaitant même aller jusqu’à l’incarner au cinéma). Maintenant que ce petit rappel des faits est fait (hum), revenons à Pépé Gabé et à la première personne du singulier pour retracer avec émotion cette rencontre en deux temps, Grand-père étant quelque peu passé à côté de leur première entrevue.
tonalité
C’était donc au tout début du siècle, voire à la toute fin du précédent, j’avais encore une naïveté musicale touchante qui m’incitait à consigner mes petites créations personnelles dans des albums et à les faire écouter pour voir à de parfaits inconnus croisés ici ou là. Le hasard m’avait conduit ce jour là à déjeuner chez un collègue de travail à qui j’avais fait écouter un de ces dits recueils, quand celui-ci me dit « au fait, il m’a fait penser à Nick Drake ton disque ». Moi, finissant péniblement ma bouchée de sandwich (oui, c’était assez informel, on n’avait pas beaucoup de temps), « Nick Drake ? Connais pas ... ». Et le voila qui s’en va chercher et mettre un disque à la pochette assez étrange à mon goût (je ne faisais pas encore dans le folkeux neurasthénique à l’époque) d’un guitariste dans des tons et une position tristes, assis au sens propre à côté de ses pompes. De cette première écoute de Nick Drake, je ne garde en souvenir qu’un sourire poli et une incompréhension délicate. J’ai dû passer la totalité de l’écoute à chercher le rapport entre ces morceaux à la tonalité sixties avec cordes ultra datées, cuivres pauvrement cinématographiques, flûtes traversières insupportables, et mes propres morceaux rêches et repliés sur eux-mêmes. Rapport non trouvé d’ailleurs et écoute relativement courte puisque le boulot nous attendait de pied ferme. échec complet pour cette première approche.
arrangements
Il faut dire que c’était un peu de sa faute aussi, choisir l’album Bryter Layter pour me faire découvrir Nick Drake, quelle idée ! Aujourd’hui encore c’est pour moi l’album le moins bon du monsieur et de loin. La faute aux arrangements trop ... trop ... trop. Ce qu’il faut savoir c’est que n’ayant rencontré qu’un succès d’estime avec Five leaves left, son premier album, Nick Drake et son producteur avaient décidés d’un commun accord de quitter l’univers minimaliste, feutré et pastoral (comme ils disent) de ce dernier pour aller vers de la pop plus de son temps sur le deuxième. Résultat, il a encore moins bien marché et est aujourd’hui difficilement écoutable autrement qu’en musique d’ambiance (bonne musique d’ambiance tout de même). Bien sur après réécoutes approfondies et une meilleure connaissance de l’univers de Drake, on entend sous les couches quelque peu énervantes son habituel jeu de guitare, on devine ce qu’auraient pu être ces morceaux joués moins vites, sans batterie, avec plus de feeling dans le chant. Un bien bel album c’eut été.
concoure
Et parlant de bel album, mon collègue eut été bien plus inspiré de sortir Five leaves left justement, première œuvre de Nick Drake, alors encore officiellement étudiant à Cambridge, faisant la part belle à ses fameux arpèges en open-tuning, un exceptionnel touché de guitare et un sens du rythme hors du commun. Il suffit d’écouter à cet égard "Three hours" pour en être intimement convaincu. Et si on veut des cordes, les arrangements de Robert Kirby (co-étudiant de Cambridge) sur "Way to blue" et "Day is done" notamment sont devenus de grands classiques tout en subtilité et douceur (ce dernier avouant volontiers s’être inspiré du travail de Georges Martin sur "Eleanor Rigby" des Beatles). Tout concoure donc à ce que ces morceaux soient mis en valeur au mieux. Seul bémol peut-être, la flûte innocente de "The thoughts of Mary-Jane" qui replace le morceau dans son époque. Mais à part ça, on a affaire à un très grand disque, celui susceptible sans doute de plaire au plus grand nombre. Et si pour ma part j’ai une relation plus intense, limite maladive, avec son troisième et dernier album officiel, Pink moon, je dois avouer que certains morceaux de cet album-ci me mettent particulièrement en émoi, que ce soit le très orchestré mais superbe "Fruit tree", le poignant et très doux "River man", l’hypnotique "Three hours" dont j’ai déjà dit le plus grand bien et bien sur les très connus et très beaux "Way to blue" et "Day is done". Mais j’anticipe légèrement sur mes futures découvertes, j’en étais donc à cette première rencontre manquée.
out
Il me faudra ensuite attendre près d’un an avant que je ne recroise Nick Drake et ne tombe définitivement à la renverse. Je me trouvais à nouveau un peu par hasard du côté de Jussieu ce jour là et en général dans ces cas là je finis inévitablement en éplucheur de bacs de CDs d’occasion d’une célèbre enseigne du coin. J’épluche donc sans faire très attention à la musique ambiante, machinalement, et d’un coup je prends conscience qu’on me parle, mieux, on me chante. Sensation très étrange, jamais renouvelée jusqu’à maintenant. Comme si j’avais toujours connu cette musique tout en sachant que je la découvrais pour la première fois. Une espèce d’ivresse, une accélération cardiaque, je me retrouve sans voix, levant la tête, cherchant d’où cela peut bien venir. Brusque accélération sanguine cette fois, « excusez-moi, qu’est ce qu’on écoute en ce moment ? ». Réponse à l’amabilité elle aussi légendaire, « Nick Drake, Pink moon ». Du tac au tac, j’enchaîne sur un « je vais le prendre » assez fébrile. Réponse dévastatrice « [petit rire genre il sort d’où celui-là ?] il n’est pas à vendre » et d’ajouter « on ne l’a que très rarement et il ne reste jamais bien longtemps ». Fin de la scène, over and out. J’ai dû rester un peu pour écouter la suite, je ne sais plus très bien, ça se perd dans les limbes mais je suis quasiment sur que le morceau en question était "Things behind the sun". ça ne peut d’ailleurs être que celui-là. Enfin, le doute reste permis, d’autant qu’il me faudra attendre encore un ou deux ans avant de pouvoir réécouter et réellement me familiariser avec cet album. Et pourquoi, ne manquerez-vous pas de me demander, ne me suis-je pas rendu illico dans un grand magasin dit culturel pour me procurer le disque ? Là, j’avoue, ça m’échappe complètement. Aucune idée. Ç’aurait été la chose logique à faire, c’est évident. Si j’étais porté mystique je vous répondrais que j’avais vu un signe dans cette mésaventure et que l’heure n’était pas encore venue. Mais même pas. Ou alors mon inconscient me joue des tours. Quoiqu’il en soit, mettez-y la dimension psychologique que vous voudrez, ce n’est que peu de temps avant mon arrivée sur le cargo qu’une éminente personnalité de notre cher navire me glissa, au hasard (ça commence à faire beaucoup) d’une compilation mp3 de découvertes, le fameux album en question.
chargé
Ce serait un euphémisme de vous dire que chaque seconde des quelques années m’amenant à ce moment précis valaient largement la/leur peine. D’ailleurs mon inconscient lui aussi me parle pour me dire qu’en effet, je n’étais pas prêt ... avant cette date bien sur car visiblement là j’étais tous récepteurs dehors en découvrant l’extraordinaire morceau d’ouverture, "Pink moon" lui-même. Une guitare, un chant, quelques notes de piano, rien de plus ... rien de moins ... Nick Drake se savoure dénudé, que ce soit dit. Et ça tombe bien car ce morceau d’ouverture est le plus « chargé » de ce disque enregistré en deux nuits fin 1971, le reste n’est qu’hypersensibilité, magie et saveurs incomparables. C’est bien simple, cet album n’a pas un seul défaut et il se retrouve dès la première écoute promu en celui-de-l’île-déserte. Mieux, il est lui-même l’île déserte. Et puis bien sur il y a "Things behind the sun", morceau ultime de l’album ultime. Comment peut-on même écrire un tel morceau ? Difficile à concevoir ... Que dire de plus sinon sur les 28 minutes salutaires de Pink Moon qui puisse rendre justice à ces 11 morceaux hors norme ? ...
réserve
Voilà chers amis, le voyage touche à sa fin, ou presque, je ne suis finalement pas mort de cette écoute, sorti bouleversé oui, assurément, et un peu plus à nouveau à chaque précieuse réécoute, mais toujours bien là. Plus que jamais en fait. Le reste n’est que suite logique, découverte et redécouverte de Five Leaves left et Bryter layter, la méfiance naturelle et inhibante face aux sorties plus récentes d’albums posthumes. Réticences qui font que je n’ai toujours pas acheté l’album de versions alternatives et de morceaux plus ou moins inédits, Made to love magic (2004). Mais quand je vois le plaisir que j’ai eu à me fondre dans Family tree l’an passé (chroniqué ici-même), il n’est pas dit que je résiste encore bien longtemps. Et puis pour finir, reste la réserve des « à découvrir » que je garde précieusement en vie : les quatre derniers morceaux qu’il ait enregistrés en 1974 peu de temps avant sa mort alors qu’il commençait à travailler sur son quatrième album et présents sur l’anthologie Fruit tree. Réserve de morceaux inconnus restée inviolée au départ pour des questions matérielles, pourquoi finalement racheter trois albums que je possède déjà, et à laquelle je n’ose désormais plus toucher de peur de me retrouver un jour dans un monde sans chansons de Nick Drake à entendre pour la première fois. Ceci dit, je sais bien qu’un lendemain prochain, sentant le poids des ans peser un peu plus lourdement que la veille sur mes pauvres os ou ayant atteint contre toute attente la sagesse et le repos de l’esprit, j’ouvrirai l’écrin, je ferai le dernier pas. D’ici là, laissons encore un peu les perturbations de nos esprits nous envoyer divaguer sous la pluie et, oui, sans faillir, devenons enfin ce que l’on doit devenir.
"nick drake se savoure dénudé"... gab fait son coming out !!!!
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très émouvant ton article. très très