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publié par arnaud le 16/05/06
Black Ox Orkestar
- Nisht Azoy
Nisht Azoy

Mauvaise réputation

Il y a deux ans, Constellation avait surpris son monde en sortant Ver tanzt ?, premier album du Black Ox Orkestar, qui nous avait charmé par son mélange habile de nostalgie et d’instrumentaux colorés et entraînants. Projet construit autour de Thierry Amar (contrebasse - Godspeed You ! Black Emperor, Molasses et Silver Mt Zion), Gabe Levine (clarinette, guitare- ancien leader du défunt Sackville), Scott Levine Gilmore ( voix, guitare, mandoline, cymbalom, batterie, violon, harmonium) et Jessica Moss : (violon, clarinette- Silver Mt Zion et collaboratrice régulière de Frankie Sparo), la musique du quatuor s’inscrit dans la tradition klezmer, ce folklore yiddish à l’héritage millénaire, celui des poètes-chanteurs nomades, qui ont dû lutter pour surmonter la mauvaise réputation de leur statut.

Diktat culturel

Avant la seconde guerre mondiale, 8 millions de personnes parlaient Yiddish dans le monde, au delà de la notion de frontières, cette population partageait quelque chose d’unique. Suite à la diaspora, ces gens ont un peu mis cette culture de côté pour s’intégrer à leurs pays d’acceuil. Partant de ce constat, les musiciens, tous originaires de la scène de Montréal gravitant autour du label Constellation, et de confession judaïque, ont décidé de se réunir pour exprimer un point de vue : celui qui affirme qu’il y a une vie et une culture juive en dehors de l’état d’Israel. Ainsi Black Ox Orkestar s’élève contre le diktat absolu de l’état Hébreu en matière culturelle, car il existe parmi les juifs d’Amérique du Nord, une profonde identification à l’état d’Israel, relayée dès la prime enfance par les Jewish Summer Camps (et oui ça n’existe pas que dans South Park !), cette idée que cet état est l’unique but à atteindre, la seule raison d’être du peuple juif. Pour ces Canadiens, la célébration de cette culture ne passe pas par une politique d’état dont on essaie de prouver la légitimité à travers un certain conservatisme, tout cela n’a pas lieu d’être, à l’instar de l’insistance d’Israel à "imposer" l’utilisation de la langue hébraique. Pour Scott Levine Gilmore, qui a étudié la langue et le folklore yiddish à l’université de McGill à Montréal, c’est un acte politique profond que de ne pas chanter en hébreu, une manière de totalement assumer la Diaspora, la prendre comme un acte fondateur et fort de la culture d’un peuple, celui de vivre, travailler, dans un pays d’adoption sans renier son héritage, et sans chercher à s’enfermer dans une politique bornée et communotariste. C’est dans cette volonté d’ouverture que le groupe emprunte à divers folklores, ses racines klezmorim.

Folklore

Nisht Azoy réaffirme ce postulat dès son ouverture sur le mélancolique Bukharian, qui emprunte la mélodie d’une chanson du folklore de la communauté juive boukharienne (originaire de la région de Boukhara en Ouzbekistan, population disséminée entre l’Ouzbekistan, le Turkménistan, et les quatre coins du monde) en l’entraînant dans un lent crescendo dramatique. Dans un genre différent, c’est le folklore des Balkans qui est revisité sur Ratsekr Grec qui marie la clarinette et la trompette pour un mouvement des plus enlevés, à l’image de la seconde partie de Violin Duet, inspirée par la musique transylvanienne : on passe d’une ambiance lugubre où les violons se répondent (dans une atmosphère lente et morne qui ne dépareillerait pas sur le dernier Esmerine), à un rythme soutenu avec deux mélodies joyeuses emballées par une partie en pizzicato. Dans ses influences, Black Ox Orkestar continue de souffler le chaud et le froid, même si Nisht Azoy prend des teintes plus sombres que son prédecesseur.

Crescendo

Impression renforcée sur les titres chantés, qui prennent des allures de mélopée, sauf peut-être pour l’inquiétant Az Vey Dem Tatn aux parties vocales puissantes et chorales, qui semblent taillées pour la révolte, tel le chant de ralliement qui accompagnerait ces révolutionnaires russes figurant sur la photo du livret. La vigueur qui habite les mots de cette chanson tranche avec l’accent plus traînant, désabusé, d’Ikh Ken Tsvey Zayn et son caractère nocturne, délicat qui se consume dans un solo de guitare des plus prenants, servi par un duo contrebasse/batterie. On pense à un mélange entre Tanakh et Califone, sauf que le blues americana aurait ici les couleurs de la musique traditionnelle juive. Parfois cette délicatesse cède la pas à la puissance, ainsi le long crescendo de Tsvey Taybelakh est marqué par l’énergie des ses percussions (tout comme Dobriden), et s’appuie sur de nombreux invités (parmi lesquels Gen Heistek d’Hangedup ou Will Eizlini, collaborateur du Shalabi Effect)

Le pouvoir des mots

On avait souhaité ardemment que Constellation permette au Black Ox Orkestar de nous inviter à nouveau à bord de son étrange vaisseau. C’est chose faite avec Nisht Azoy, au delà même de nos espèrances, tant le disque est pénétrant. Le groupe parle de son album comme d’une barge grinçant sous le poids des amis embarquant pour partir vers l’inconnu. Curieuse impression qu’a l’auditeur profane, de s’accrocher aux mots de Scott Levine Gilmore sur chaque chanson, comme pour faire partie du voyage. « Nisht azoy, nisht azoy » (« pas comme ça, pas comme ça ») chante t-il sur le final Golem, et quand le morceau s’éteint dans un dernier souffle de clarinette, une dernière corde qui grince, on aimerait lui murmurer que la manière est pourtant bien la bonne. Le pouvoir des mots, qu’importe la langue et celui qui les reçoit, cette force exhale des parfums de magie qui dépasse l’entendement : c’est ce qui fait le charme de Nisht Azoy. Et comme le clame si bien Scott sur Tsvey Taybelakh : « Quand tu arriveras dans une ville étrangère, mon amour / Pense à mes mots/ Car sur les mers profondes, ils te garderont de te noyer dans le chagrin/ Et prisonnière des flammes, mon amour, ils te préserveront des brûlures de ta peine ». Les mots comme protection ultime contre la souffrance, l’arme des poètes pour exorciser leur propre douleur en soignant la notre, on veut bien se laisser tenter qu’importe la réputation du conteur.

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publié par le 16/05/06
Informations

Sortie : 2006
Label : Constellation